Curieux,
et instructif, comme les termes économiques
et psychologiques se croisent et font sens!...
Un auditeur pourrait ainsi entendre qu’on
n’accorde plus de crédit aux investissements
passés et que l’on sombre peu à peu
dans la dépression, sans qu’il puisse
clairement trancher s’il s’agit là d’une
crise économique ou d’un épisode
dépressif. Il est vrai que l’état
des choses et des êtres font écho,
se répondent. A ces moments de grisaille,
que la désolation du ciel automnal alourdit
encore, d’amer scepticisme que l’usure
perpétuelle entretient, il est bon de se
rappeler que la vie est devant soi, ouverte, hasardeuse
et surprenante, que le devenir est innocent, comme
le dit Nietzsche. Et, qu’à la condition
d’accueillir la toute-puissance du Jeu, de
la Fête (aux origines lointaines du spectacle
vivant), la formule de Tzara, «la vie est
une antilope mauve galopant sur un champ de thons» est à peu
près adéquate. Certains spectacles
devraient s’évaluer au dynamomètre
des forces qu’ils délivrent...
Le Jeu de l’amour et du hasard (Marivaux).
On peut répéter ces trois termes,
les projeter les uns contre les autres cent fois,
toujours le hasard, l’amour, le jeu produisent
surprise, jeunesse, mascarade, fête...
Il faut rendre mille grâces à la
mise en scène de Gilles Bouillon et à la
dramaturgie de Bernard Pico de toujours proposer
la jubilation physique du théâtre,
du jeu théâtral - jusqu’aux
vertiges de la danse de possession métamorphique
- comme le noyau incandescent, comme ce qui au
final reste et brille, après que tous
les messages - sociologiques, psychologiques,
politiques - aient été bien délivrés,
et plus tard oubliés. La jeunesse des
comédiens, leur enthousiasme, l’engagement
des corps contribuent sans aucun doute à cette énergétique
de la scène. Bref, ça bouillonne
de sève. Des corps et... décor
! La scénographie de Nathalie Holt justement
balaye tout ce qui - anecdote, ornementation
ou accessoires - risquerait ici d’entraver
la gestuelle enivrée, la folle circulation
des désirs, bref cette Danse de Vie festoyante.
Plus encore, par la rigueur des formes, la luminosité des
espaces et la mobilité de tous les éléments,
Nathalie Holt nous fait, davantage encore, sentir
qu’au-delà des mots, il y a surtout
des intensités qui filent, passent, et
dont le spectateur se doit d’être
le relais. Bien sûr, le désir est
déterminé socialement, l’amour-propre
est au moins aussi fort que l’amour, et
une inquiétude indentitaire se manifeste
par petites touches; oui, mais d’abord
on s’amuse... Au commencement était
le Jeu, premier art de l’humanité.
Les mises en scène de Gilles Bouillon
et Bernard Pico appartiennent à ce type
de théâtre ayant gardé la
mémoire de la «metamorphosis » et
surtout de l’»energeia» qui,
dans la Grèce antique, conduisaient les
célébrations festives en l’honneur
de Dionysos, le dieu de la vie sans cesse renouvelée.
Chacun a son idée des vacances. Pour
certains elles consistent simplement à changer
d’activités, mais pour tous, et
l’étymologie du mot le confirme,
les vacances font le vide, par rapport à l’habitude,
au labeur, à la routine et à l’emploi
du temps compact, étouffant... C’est
tout le charme du spectacle de David Lescot (il
l’a écrit, mis en scène et
interprété) que de nous rendre
la joie pleine des vacances les plus simples
qui soient. De quelles vacances s’agit-il
? Association créée après
la guerre par Les Juifs communistes français,
la Commission Centrale de l’Enfance (c’est
aussi le titre du spectacle) a permis, une trentaine
d’années durant, à de turbulentes
foules d’enfants et d’adolescents
de partir, connaître des joies fondamentales
et solidaires qu’ils n’oublieront
sans doute jamais. Au point que, régulièrement,
des spectateurs qui connurent jadis ces vacances
furent conviés à venir sur scène
conter des souvenirs, ou chanter même les
chansons qui scandaient leurs jeux et activités.
On est au passé (re)composé, un
futur antérieur en réalité,
car alors on se projetait avec ferveur dans ces
vacances qui allaient un jour, à la belle
saison, venir. La vie devant soi... Un ton amusé,
tendre, au rythme d’une guitare ironique
parfois. La dimension politique (ce qu’a
représenté le communisme pour beaucoup
de jeunes de ce temps) dissipe les risques de
mièvrerie propres à ce type d’évocation.
Humour, effusion, cocasserie... On s’amusait
bien alors. Mais il ne tient qu’à nous
de peindre un soleil à l’horizon,
par exemple un idéal de société,
et de nous mettre en marche.
Pourquoi Tokyo Notes du japonais Oriza Hirata
(un moment fort du Festival d’Automne)
donnent le sentiment d’une vie secrète,
fragile, mais inextinguible ? On présente
des situations banales, les personnages ne prennent
pas beaucoup d’initiatives, les dialogues
semblent déterminés par la situation
ou l’environnement : rien jamais d’extraordinaire.
Mais on est là dans une sorte de haïku...
Des sensations ici et là, des sujets lancés
sans lien logique apparent, et le tout crée
une atmosphère. Pour certains spectateurs,
cette atmosphère est triste, pour d’autres
elle est gaie. L’étrange spectacle
d’Hirata nous renvoie à l’évidence
de la parole en-deça de la raison et du
vouloir-dire. Le théâtre se contente
d’attraper des «ici et maintenant» singuliers,
que les paroles jetées, polies, brèves
composent comme poésies. Un théâtre
sans parabole, mais qui capte des flux de microparticules...
Il est rare qu’un spectacle donne l’envie
folle qu’il ne s’arrête plus...
Non point que le temps soit suspendu dans une
sorte d’instant épiphanique, mais
que nous entrions dans sa temporalité à lui,
spectacle prodigieux, qu’il nous arrache à notre
quotidien indigent pour une histoire sans fin,
merveilleuse, une retrouvaille avec notre enfance,
une odyssée qui nous éloigne à jamais
de notre Ithaque d’adulte raisonnable.
C’est sans surprise que nous apprenons
qu’une grande partie des spectacles de
Jean-Baptiste Thierrée vient de son travail
avec Félix Guattari à la Clinique
de la Borde... Dès que les «fous» inspirent
des artistes de talent (on pense ici à Pippo
Delbono), une précieuse marque d’excès,
de vertige situe le travail à un tout
autre niveau. Venant de la magie et du cirque,
d’un cirque «fantasmagorique»,
passant donc chez les «fous», Thierrée
n’avait plus qu’à rencontrer
Chaplin - non pas le père, mais sa fille,
Victoria - pour former l’un des couples
les plus créatifs de la scène actuelle...
Dans leur jeu en duo, parfaitement complémentaire,
lui, c’est le clown illusionniste, champion
de l’accessoire, une espèce d’Harpo
Marx guilleret, gagman prolifique qui a largué le
principe de réalité; et elle, c’est
la danseuse funambule, reine des costumes, une
sorte de Loïe Fuller onirique, enchanteresse
et magicienne qui enfante un bestiaire fantastique...
Un coup l’une, et un coup l’autre.
Leurs perpétuelles métamorphoses
diaprées évoquent l’hypnagogique
ballet de phosphènes éblouissants
qui entraîne le futur rêveur loin
du monde réel. En trente ans, Jean-Baptiste
Thierrée et Victoria Chaplin n’ont
produit que trois spectacles, mais chacun d’eux
surpasse en vitalité des dizaines de propositions
spectaculaires en tous genres. Le Cirque invisible
a, dans le monde entier, attiré des foules
de spectateurs qui avaient tous les âges.
Quelle attente commune partagent un enfant, un
vieillard, un homme ou une femme d’âge
mûr ? Chacun apportera sa réponse.
Il nous semble, quant à nous, que tous
nous espérons des métamorphoses
perpétuelles pour nous sauver de la prison
d’une forme, et du lugubre stoppage de
la mort. Et si nous aimons vraiment la vie, nous
sommes en elle comme des promeneurs amoureux
du toutvenant. Alors Le Cirque invisible est
la métaphore d’une vie nomade sans
limites de temps ni frontières, une vie
totalement libérée