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Théâtre
Devant, la vie
par Pierre Corcos

Curieux, et instructif, comme les termes économiques et psychologiques se croisent et font sens!... Un auditeur pourrait ainsi entendre qu’on n’accorde plus de crédit aux investissements passés et que l’on sombre peu à peu dans la dépression, sans qu’il puisse clairement trancher s’il s’agit là d’une crise économique ou d’un épisode dépressif. Il est vrai que l’état des choses et des êtres font écho, se répondent. A ces moments de grisaille, que la désolation du ciel automnal alourdit encore, d’amer scepticisme que l’usure perpétuelle entretient, il est bon de se rappeler que la vie est devant soi, ouverte, hasardeuse et surprenante, que le devenir est innocent, comme le dit Nietzsche. Et, qu’à la condition d’accueillir la toute-puissance du Jeu, de la Fête (aux origines lointaines du spectacle vivant), la formule de Tzara, «la vie est une antilope mauve galopant sur un champ de thons» est à peu près adéquate. Certains spectacles devraient s’évaluer au dynamomètre des forces qu’ils délivrent...

Le Jeu de l’amour et du hasard (Marivaux). On peut répéter ces trois termes, les projeter les uns contre les autres cent fois, toujours le hasard, l’amour, le jeu produisent surprise, jeunesse, mascarade, fête... Il faut rendre mille grâces à la mise en scène de Gilles Bouillon et à la dramaturgie de Bernard Pico de toujours proposer la jubilation physique du théâtre, du jeu théâtral - jusqu’aux vertiges de la danse de possession métamorphique - comme le noyau incandescent, comme ce qui au final reste et brille, après que tous les messages - sociologiques, psychologiques, politiques - aient été bien délivrés, et plus tard oubliés. La jeunesse des comédiens, leur enthousiasme, l’engagement des corps contribuent sans aucun doute à cette énergétique de la scène. Bref, ça bouillonne de sève. Des corps et... décor ! La scénographie de Nathalie Holt justement balaye tout ce qui - anecdote, ornementation ou accessoires - risquerait ici d’entraver la gestuelle enivrée, la folle circulation des désirs, bref cette Danse de Vie festoyante. Plus encore, par la rigueur des formes, la luminosité des espaces et la mobilité de tous les éléments, Nathalie Holt nous fait, davantage encore, sentir qu’au-delà des mots, il y a surtout des intensités qui filent, passent, et dont le spectateur se doit d’être le relais. Bien sûr, le désir est déterminé socialement, l’amour-propre est au moins aussi fort que l’amour, et une inquiétude indentitaire se manifeste par petites touches; oui, mais d’abord on s’amuse... Au commencement était le Jeu, premier art de l’humanité. Les mises en scène de Gilles Bouillon et Bernard Pico appartiennent à ce type de théâtre ayant gardé la mémoire de la «metamorphosis » et surtout de l’»energeia» qui, dans la Grèce antique, conduisaient les célébrations festives en l’honneur de Dionysos, le dieu de la vie sans cesse renouvelée.

Chacun a son idée des vacances. Pour certains elles consistent simplement à changer d’activités, mais pour tous, et l’étymologie du mot le confirme, les vacances font le vide, par rapport à l’habitude, au labeur, à la routine et à l’emploi du temps compact, étouffant... C’est tout le charme du spectacle de David Lescot (il l’a écrit, mis en scène et interprété) que de nous rendre la joie pleine des vacances les plus simples qui soient. De quelles vacances s’agit-il ? Association créée après la guerre par Les Juifs communistes français, la Commission Centrale de l’Enfance (c’est aussi le titre du spectacle) a permis, une trentaine d’années durant, à de turbulentes foules d’enfants et d’adolescents de partir, connaître des joies fondamentales et solidaires qu’ils n’oublieront sans doute jamais. Au point que, régulièrement, des spectateurs qui connurent jadis ces vacances furent conviés à venir sur scène conter des souvenirs, ou chanter même les chansons qui scandaient leurs jeux et activités. On est au passé (re)composé, un futur antérieur en réalité, car alors on se projetait avec ferveur dans ces vacances qui allaient un jour, à la belle saison, venir. La vie devant soi... Un ton amusé, tendre, au rythme d’une guitare ironique parfois. La dimension politique (ce qu’a représenté le communisme pour beaucoup de jeunes de ce temps) dissipe les risques de mièvrerie propres à ce type d’évocation. Humour, effusion, cocasserie... On s’amusait bien alors. Mais il ne tient qu’à nous de peindre un soleil à l’horizon, par exemple un idéal de société, et de nous mettre en marche.

Pourquoi Tokyo Notes du japonais Oriza Hirata (un moment fort du Festival d’Automne) donnent le sentiment d’une vie secrète, fragile, mais inextinguible ? On présente des situations banales, les personnages ne prennent pas beaucoup d’initiatives, les dialogues semblent déterminés par la situation ou l’environnement : rien jamais d’extraordinaire. Mais on est là dans une sorte de haïku... Des sensations ici et là, des sujets lancés sans lien logique apparent, et le tout crée une atmosphère. Pour certains spectateurs, cette atmosphère est triste, pour d’autres elle est gaie. L’étrange spectacle d’Hirata nous renvoie à l’évidence de la parole en-deça de la raison et du vouloir-dire. Le théâtre se contente d’attraper des «ici et maintenant» singuliers, que les paroles jetées, polies, brèves composent comme poésies. Un théâtre sans parabole, mais qui capte des flux de microparticules...

Il est rare qu’un spectacle donne l’envie folle qu’il ne s’arrête plus... Non point que le temps soit suspendu dans une sorte d’instant épiphanique, mais que nous entrions dans sa temporalité à lui, spectacle prodigieux, qu’il nous arrache à notre quotidien indigent pour une histoire sans fin, merveilleuse, une retrouvaille avec notre enfance, une odyssée qui nous éloigne à jamais de notre Ithaque d’adulte raisonnable. C’est sans surprise que nous apprenons qu’une grande partie des spectacles de Jean-Baptiste Thierrée vient de son travail avec Félix Guattari à la Clinique de la Borde... Dès que les «fous» inspirent des artistes de talent (on pense ici à Pippo Delbono), une précieuse marque d’excès, de vertige situe le travail à un tout autre niveau. Venant de la magie et du cirque, d’un cirque «fantasmagorique», passant donc chez les «fous», Thierrée n’avait plus qu’à rencontrer Chaplin - non pas le père, mais sa fille, Victoria - pour former l’un des couples les plus créatifs de la scène actuelle... Dans leur jeu en duo, parfaitement complémentaire, lui, c’est le clown illusionniste, champion de l’accessoire, une espèce d’Harpo Marx guilleret, gagman prolifique qui a largué le principe de réalité; et elle, c’est la danseuse funambule, reine des costumes, une sorte de Loïe Fuller onirique, enchanteresse et magicienne qui enfante un bestiaire fantastique... Un coup l’une, et un coup l’autre. Leurs perpétuelles métamorphoses diaprées évoquent l’hypnagogique ballet de phosphènes éblouissants qui entraîne le futur rêveur loin du monde réel. En trente ans, Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin n’ont produit que trois spectacles, mais chacun d’eux surpasse en vitalité des dizaines de propositions spectaculaires en tous genres. Le Cirque invisible a, dans le monde entier, attiré des foules de spectateurs qui avaient tous les âges. Quelle attente commune partagent un enfant, un vieillard, un homme ou une femme d’âge mûr ? Chacun apportera sa réponse. Il nous semble, quant à nous, que tous nous espérons des métamorphoses perpétuelles pour nous sauver de la prison d’une forme, et du lugubre stoppage de la mort. Et si nous aimons vraiment la vie, nous sommes en elle comme des promeneurs amoureux du toutvenant. Alors Le Cirque invisible est la métaphore d’une vie nomade sans limites de temps ni frontières, une vie totalement libérée

mis en ligne le 10/03/2009
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