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Les révolutions numériques
par Serge Tisseron
Je ne suis pas un spécialiste des images mais j’essaie d’être un spécialiste des relations qui nous lient aux diverses images qui nous entourent. J’évoquerai donc les bouleversements que ces nouvelles formes d’images introduisent dans notre relation aux autres et à notre propre identité. Pour cela j’envisagerai d’abord comment la photographie numérique bouleverse la mythologie traditionnelle qui entoure les images. Puis j’envisagerai comment elle change notre rapport à nous-mêmes et à notre identité. Enfin j’évoquerai comment elle pose en fait un certain nombre de problèmes qui ont déjà été résolus pour la numérisation dans le secteur audio. Dans tous les cas je ne me situerais donc pas du point de vue du créateur, mais du producteur et du consommateur de ces images.

La mythologie de la photographie

Nous savons bien que la photographie n’est pas un reflet du monde, mais nous ne pouvons pourtant pas nous empêcher d’y croire ! La façon dont toute image se donne pour être le vrai n’est pas de l’ordre de la conviction intellectuelle, mais de la certitude quasiment physique. Face à une photographie, nous sommes littéralement partagés entre la conviction intellectuelle qu’elle est une construction et la tentation physique de croire qu’elle soit un reflet, autrement dit que la partie du monde qui y est figurée soit en réalité telle que nous la voyons représentée. Or la photographie numérique a le pouvoir de détruire cette conviction. Elle ne le tient pas de son apparence - rien ne distingue, dans le résultat, une photographie numérique d’une autre qui ne l’est pas -, mais de la possibilité qu’elle permet de voir l’image dans le moment même où elle est fabriquée. De ce point de vue, son invention la place dans une continuité avec d’autres formes de photographie.
Avec la technique traditionnelle, le photographe choisit d’appuyer sur le bouton et de capter une image, puis il laisse s’écouler un temps - qui va de quelques heures à quelques années... - avant de fabriquer un tirage qui lui permette de regarder l’image. Au moment où il découvre celle - ci, il n’est donc plus dans les conditions de la prise de vue et il peut alors être pris lui-même au jeu de l’illusion qui consiste à croire que ce qu’on a photographié reflète ce qu’on a vu.
Avec l’appareil polaroïd, cette illusion est réduite par le fait que l’image est donnée dans le moment immédiat qui suit la prise de vue. Il devient alors possible de comparer en quelque sorte l’image et l’original, de découvrir par exemple à quel point les couleurs sont différentes, ou comment le cadrage ou la perspective font de la photographie une réalité distincte de la situation.
Avec la prise de vue numérique et la miniaturisation technologique qu’elle autorise, ce mouvement accède à un degré supplémentaire. Nous avons l’image d’une situation dans laquelle nous nous trouvons en continu, et de telle façon que cette image reflète l’ensemble des mouvements que nous pouvons faire. La distinction entre le camescope qui enregistre des mouvements et l’appareil photographique qui capte des images fixes est en effet appelée à disparaître dans un avenir proche. La prochaine génération d’appareils numériques enregistrera, au choix, des séquences de quelques secondes ou des images isolées. Dans tous les cas, l’image numérique s’imposera comme un "point de vue" par le simple fait qu’il sera possible de voir en même temps l’image "cadrée" et le vaste monde dont elle découpe un fragment. C’est ce qui nous est montrée dans le film American beauty. Une adolescente photographie son camarade de telle façon que le spectateur est confronté en même temps à trois images : celle de l’adolescente en train de photographier son ami, ; la toute petite image que l’adolescente en fixe sur son camescope ; et enfin la grande image reproduite sur un poste de télévision à côté d’elle.
Du même coup, l’image numérique bouscule le désir et le plaisir d’entrer dans l’image et de l’explorer comme un territoire. L’image traditionnelle que nous choisissons de regarder se donne d’autant plus comme un monde en soi et un territoire à explorer qu’elle entre en compétition avec le reste du monde réel environnant. La salle d’exposition n’est pas un territoire à explorer, mais les photos accrochées à ses murs le sont. Et inversement, le paysage ou le visage qui nous regardent " en vrai " sont des territoires à explorer alors que l’image que j’en fabrique en appuyant sur le bouton d’un appareil traditionnel n’en est pas un puisque je ne peux pas le découvrir avant le développement de la pellicule en chambre noire. Avec le numérique, l’image, partageable et modifiable à volonté, n’est plus un reflet, ni même une représentation du monde, elle est un élément du réel qui participe à sa construction.
D'une certaine façon, cela n'est pas nouveau. Ce n'est réellement qu'avec la photographie, puis la télévision, que l'image s'est parée du mythe d'être un reflet du monde. Les sculptures et les peintures ont toujours été considérées comme des fabrications humaines. Mais nous ne pouvons pas envisager pour autant que nous reviendrions aujourd'hui à une conception des images qui aurait été abandonnée dans la seconde moitié du XIXe siècle après l’invention de la photographie. Avant celle-ci, les images étaient en effet appelées à rendre visible l'invisible. Or, avec la fin de la mythologie de l’image comme reflet, ce n'est pas l'image comme porte ouverte sur l'invisible que nous retrouvons. Ce sont des images à tout faire, autrement dit "des moyens de transport". L'image n'est pas condamnée à osciller entre imiter le monde ou rendre visible l'invisible. Elle peut aussi - et elle le fera de plus en plus - servir de moyen de connaissance, de support de sensations, de raccourci pour le raisonnement, de moyen de flânerie ou de prétexte pour se sentir bien ensemble sans qu'à aucun moment cela n'engage quelque " représentation cachée ".
Dans la mesure où, comme nous l'avons vu, ce n'est pas notre conviction intellectuelle, mais notre adhésion émotive et corporelle aux images qui est le nœud du problème, cela ne peut se faire qu'en nous persuadant corporellement, c'est-à-dire émotivement et sensoriellement, que toute image est un point de vue. Et cela ne peut se faire que d'une seule façon : en apprenant à prendre en compte le corps du preneur d'image dans la fabrication de celle-ci. Où était-il ? Qu'aurait-il montré en faisant un pas de côté, en penchant son appareil en avant ou en arrière ? Aurait-il fixé la même image (ce qui supposerait que la réalité soit homogène) ? Ou bien nous aurait-il montré tout autre chose, par exemple les conditions de la mise en scène de ses propres images, ou une réalité complètement contradictoire avec de qu'il prétend montrer comme des immeubles en construction à côté des ruines filmées en gros plan, ou le contraire ? Les gros plans sont toujours mensongers, même s'ils ne le sont pas absolument. en focalisant notre attention sur une chose, ils nous détournent d'une autre, et ils cultivent l'illusion de la simplicité des choses là où il faudrait au contraire attirer l'attention sur leur diversité.


L’identité piégée par la photographie

Le second point sur lequel je souhaite attirer votre attention concerne l’identité. Dès son invention, la photographie a entretenue une relation privilégiée avec l’identité. Elle semblait, comme l'écrivait joliment Nadar à la fin du siècle dernier, réaliser le rêve de pouvoir arrêter le reflet du miroir. On a très vite confondu ce pouvoir avec celui d'enfermer dans l’image une sorte d'essence du modèle. Ce mythe a notamment fonctionné pendant tout le temps où les images de chacun étaient en nombre limité, soit à peu près un demi-siècle. Pour les plus pauvres, ces images se réduisaient souvent à une seule, celle que le photographe du village avait prise d'eux le jour de leur mariage. Au fur et à mesure des progrès de la photographie, d'autres grands moments s'y sont successivement ajoutés comme la première communion ou les images de voyage prises par les photographes ambulants. Sur ces rares images, chacun était tenté de trouver un reflet de sa stabilité. Le miroir donnait chaque jour une image différente de soi, mais, à côté de lui, sur la table de nuit ou le buffet de la cuisine, une photographie était destinée à attester que "dans le fond", nous-mêmes ou ceux que nous aimions ne changeaient "pas tant que ça". Chacun savait trouver dans les images qui l'entouraient de quoi nourrir cette illusion. Malgré les rides, malgré l'inévitable froissement du temps, la forme du nez, le regard ou l'expression d'un sourire attestaient qu'une "identité profonde" était bien déposée dans notre apparence. Le paysan le plus illettré partageait avec Berthillon l'illusion d'une "invariant" que la photographie aurait eu le privilège de "fixer" comme si elle était une sorte de révélateur de l’identité profonde. C'est ce paysage, à la fois technique, social et psychique qui est actuellement totalement bouleversé par la multiplication des images de soi.
Depuis une quinzaine d'années, beaucoup d’enfants occidentaux sont devenus la cible des assauts photographiques et cinématographiques de leurs parents. L'échographie du fœtus et l'image du ventre de la mère enceinte sont bientôt suivis de "bébé sur le pot", "bébé en train de sourire " ("qu'il est beau !"), " en train de pleurer " ("qu'il est laid") ou même " en train de bouder " ("prenons-le toujours, ça permettra de lui faire honte plus tard de son mauvais caractère !"). L'enfant est devenu la chair à photo des enthousiasmes de ses parents pour les nouvelles technologies. Mais est-ce seulement de cela dont il s'agit ? Photographier leur progéniture sous toutes les coutures permet souvent à ces parents, malheureusement, de s'adonner à un autre travers de la culture occidentale : la mise à distance. Le photographe est en effet toujours celui qui crée entre l'autre et lui la distance du "preneur" au "pris", du regardant au regardé, du sujet armé qui porte devant son visage une prothèse mécanique - certains disent "une arme" - au corps sans défenses du modèle. Le droit à l'intimité de tout être humain, conquis de haute lutte et assuré par la victoire de la démocratie, n'a jamais été autant menacé que par un nouveau rituel "éducatif" qui consiste à fixer sur la pellicule tous les faits et gestes des enfants. Sous prétexte de créer des documents pour l'avenir, certains parents tentent ainsi d'échapper au présent et, sous prétexte de fabriquer la matière des émotions de demain, ils se mettent à l'écart, par technologie interposée, de celles qu’ils pourraient partager aujourd'hui.
Mais cette inflation des images familiales n’a pas que des effets de pouvoirs et d’emprise. Elle a également des conséquences considérable sur la relation que chacun entretient avec sa propre image. Quand les représentations de soi se multiplient, l’identité ne s'attache plus à aucune. Rares, les images emprisonnaient l'apparence. Nombreuses, elles libèrent l'image de chacun de la référence au reflet visuel. Et cet affranchissement du reflet signe aussi les retrouvailles de l'identité avec les repères non visuels qui en avaient toujours fait partie, mais que le développement des miroirs, puis de la photographie, avaient relégués au second plan. Les indicateurs sensoriels, émotifs et cénesthésiques de l’identité gagneront de plus en plus d’importance au fur et à mesure de l'inflation des images. A tel point que la perception subjective de la durée et des rythmes biologiques pourrait bien, à terme, remplacer l’image de soi comme repère majeur de l’identité.
Au début du siècle, nos arrière grands-parents ont du se convaincre que les photographies ne leur volaient pas leur âme. Aujourd’hui, nous devons accepter qu’elles ne nous reflètent même pas. Aucun portrait n’est une image de nous. Ils ne sont que des reflets de l’apparence que nous donnons de nous-mêmes, bref des images d’une image.
3) Faut - il introduire une codification informative des images ?
Face aux images la question habituelle jusqu'à ces dernières années concernait leur signification. "Qu’est-ce que ça veut dire" ou encore "Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ?". Mais aujourd’hui une nouvelle génération marquée par les nouvelles pratiques d’images se pose la question en d’autres termes. Pour cette nouvelle génération la question principale est "Comment est-ce que cela a été fabriqué ?" ou bien "Qu’est-ce que je peux en faire ?". Afin d’éclairer le spectateur et aussi de participer à son éducation d’images il pourrait être utile d’accompagner chaque photographie de quelques lettres précisant les différentes phases par lesquelles est passée leur fabrication. De la même façon que des lettres indiquent le mode, analogique ou numérique, de l’enregistrement et de la gravure d’un CD, chaque photographie pourrait être accompagné de quelques lettres indiquant son mode de prise de vue, de retouche et de tirage. Chaque image s’accompagnerait alors de six ou huit lettres indiquant si la prise de vue est argentique ou numérique (PA ou PN) si la retouche est argentique ou numérique (RA ou RN) et enfin si le tirage est argentique ou numérique (TA ou TN). Une photographie de Sarah Moon, par exemple, peut subir de nombreuses manipulations successives. Cette artiste peut partir d’une photographie argentique dont elle fait scanner et numériser un détail ; puis ce détail est agrandi et modifié par ordinateur ; un tirage numérique est ensuite réalisé de cette image ; enfin, Sarah Moon utilise une grande chambre polaroid pour faire un tirage argentique de ce tirage numérique. Une photographie subissant ces opérations successives pourraient être légendées PA-RN-TN-PA-TA. La plupart des photographies ne comporteraient pas dix indicatifs, mais six seulement, et, très vite, chacun comprendrait leur signification.
Une telle "signalétique" n’aurait pas seulement l’intérêt d’informer, mais aussi de permettre aux spectateurs de prendre plus de recul par rapport au caractère étrange ou bizarre de certaines images. Il existe en effet - et il existera de plus en plus - des photographies modifiées par ordinateur de telle façon qu’on ne sait pas très bien, quand on les voit, si elles le sont ou si elles ne le sont pas ! Leur bizarrerie, par exemple dans la qualité de la lumière ou la forme d’un corps, voire même leur agressivité, seraient beaucoup plus acceptables, et donc moins traumatisantes, à partir du moment où leurs spectateurs auraient le mode d’emploi de leur fabrication.

Serge Tisseron
Communication présentée au congrès des Gens d'images du 3 au 5 mars 2000 à Honfleur parue dans le N° 8 des cahiers des Gens d'images, "vecteurs de l'image,printemps-été 2000".
mis en ligne le 04/01/2001
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