version impression |
participez au Déb@t |
Dossier Fabienne Verdier
Vers les récifs de " l'être-temps " |
|
retour |
.../... Peu à peu, je me suis familiarisée avec cette vie, avec ce compagnonnage du silence et la présence du non-dit. Il devenait nécessaire d'oublier le temps, de s'oublier soi-même ainsi que toutes pensées, opinions et cultures acquises. Je redevenais alors " bois brut ", " herbe au vent ", ou " brise de printemps ". Le non-être apparent touche en quelque sorte à l'illimité de l'être. L'esprit libre devient alors fluide et mobile. On ne se fie plus aux contraintes extérieures, " faire le vide " en un mot, n'est pas une simple affaire d'apaisement. L'unique trait de pinceau, ce cérémonial du peintre, naît sous le sceau de l'inspiration, d'un geste spontané, d'une pulsion première, d'une osmose primordiale avec la sève créatrice. Vivre " l'Esprit UN " en tant que réalité absolue.
Pour y accéder, je devais acquérir la concentration nécessaire, me retirer du monde et trouver au sein de la nature une solitude joyeuse. Plus je progresse dans cette ascèse, plus je recherche cette banalité de vie au quotidien. Cette faculté d'éveil me rend plus réceptive au vivant, plus consciente du silence et de ses lectures infimes. C'est alors, avec pudeur et émerveillement, qu'on perçoit les subtils chuchotements de l'air, la vivacité des bourrasques d'automne, et les métamorphoses de la vie poétique. Quoi que très différents, tous ces éléments sont liés les uns aux autres. Il s'agit peut-être d'une connivence secrète, d'un état de perception qui me ramène à la source. En mettant mon âme au diapason du vent, en observant la course des nuages, je retrouve une sérénité qui me laisse libre de toute entrave, un état propice à la création et aux cycles de la vie. On peut alors commencer à envisager la peinture, la vraie peinture, celle qui est en harmonie avec le cours naturel des choses.
En vingt ans de recherches, j'ai multiplié les expériences de création de fonds de tableaux en adéquation avec la poésie du pinceau. Je passe un temps infini à préparer ces trames aléatoires et à donner une épaisseur au vide. Cette substance où réside la vacuité suprême dans un mouvement incessant de mille et une cellules invisibles. Rechercher dans ces fonds l'ossature de cette " maison-mère " qu'est le néant, c'est un défi presque métaphysique.
Depuis peu, je me suis même aventurée à révolutionner le savoir-faire chinois et j'ai mêlé ces techniques aux principes, tout aussi fascinants, de la peinture primitive flamande. Grâce aux verts de Titien et au bleu de Piero della Francesca, je redécouvre une matière encore intègre, un terrain premier qui préserve le sacré de la forme et auquel j'ajoute l'éclat de la lumière. L'uvre plus contemporaine de Rothko illustre bien ce combat pictural, cette vibration mystique de la couleur qui donne accès au Divin. Une fois devant ces fonds, après des heures de concentration, un pinceau à la main, je voyage dans d'infinis lointains, et trouve alors l'inspiration.
La rencontre décisive peut mettre du temps. J'ai besoin de longues séances de pratique dans le calme de mon atelier avant de parvenir à la naissance du tableau. Pour être capable d'interpréter l'esprit d'une pensée par les souffles, l'encre et le pinceau, il faut que celle-ci soit présente et très profondément ancrée en vous, que vous puissiez la percevoir à la racine de l'être. Il n'est pas rare que les calligraphes chinois réalisent de nombreuses interprétations pour n'en garder finalement qu'une seule... Il existe ainsi un rituel du feu où l'on brûle les calligraphies que l'on ne gardera pas. A l'inverse de la tradition occidentale où l'on peut parfaire un tableau, le peintre chinois n'a aucune clause de rattrapage. Un tableau " sans vie " est perdu à jamais. Je suis d'ailleurs très dure avec moi-même. Cette exigence dans l'exercice recommencé sans cesse, amène à une sorte de perfection de l'être. On défriche le chaos originel à partir duquel s'opèrent toutes les métamorphoses. C'est un combat violent. On bascule si vite dans l'impur, le paraître, le vulgaire. Mon travail s'apparente donc davantage à celui du musicien. J'interprète la calligraphie pour accéder à la " beauté juste " dans la plénitude du trait. Je recherche une harmonie entre la pensée, le geste, le corps, l'humidité de l'air, la fabrication de l'encre... Une sorte de résonance avec l'accord parfait à la clé. C'est une alchimie difficile à réussir, une mise au monde qui survient toujours au moment où l'on s'y attend le moins, dans le détachement et la maturité du sujet.
Dans l'élaboration d'une calligraphie complexe, la notion d'échec est inexistante. Ce que les Chinois m'ont appris, c'est un système intuitif très élaboré. Seule compte la perception des forces motrices de l'espace travaillé, où la pensée crée sa propre dynamique. Le vagabondage instinctif du pinceau amène à saisir les phénomènes dans leur totalité mouvante et capter l'essence de la vie. Il en ressort une atmosphère puissante de plénitude. A croire que la sérénité naît d'un mouvement incessant. Comme la cadence régulière d'une fugue de Bach, comme les psalmodies des moines qui récitent leurs prières, ces interprétations mêlent mobile et immobile et par un récitatif incessant, parviennent à dépasser nos contingences habituelles pour atteindre un " au-delà ". Même le novice peut suivre la psalmodie de l'écriture, s'il est en état de réceptivité. Il n'est pas nécessaire de comprendre les idéogrammes chinois pour saisir la beauté de ce trajet et pour atteindre ce que Sénèque appelait " la tranquillité de l'âme ".
La calligraphie m'a donc initiée à la matrice du signe en toute liberté. Le peintre et le calligraphe sont des magiciens qui donnent vie aux formes qui les habitent. S'ils puisent à la source du cur, c'est toujours en fonction de cette mémoire primordiale. Le pinceau est à la fois conscient et inconscient, éternel et passager, comme l'infini du paysage.
Ce sentiment, je l'ai éprouvé au printemps dernier, lorsque je me suis retrouvée dans mon verger, sous un pommier en pleine floraison. La vie alors reprenait ses droits. Je retrouvais là une sensation cosmogonique de la vie sur terre. Héraclite disait que l'âme est " une étincelle d'essence stellaire "...
A l'instar des vieux sages chinois, Gaston Bachelard a compris qu'il existe une unité profonde entre " l'animé et l'inanimé ", et plus particulièrement entre certaines images végétales et ce qui survit en nous-même. Pour moi, la beauté se trouve aussi bien à la cime d'une montagne, sur une tige de rhubarbe ou un navet de potager ! Au gré du souffle du pinceau je vais donc m'attacher à explorer le mystère végétal, le génie propre à chaque être : la pudeur discrète d'un brin d'herbe, l'intimité partagée de deux bourgeons en conversation, l'humeur impétueuse d'un bois mort.. Rien à voir avec le " naturalisme ", mais une tentative, une traduction visible de l'ossature cachée des choses. Goûter à l'émerveillement de ce qui est, de ce qui devient, comprendre les forces qui façonnent... Peindre à la campagne conduit à percevoir cette grande musique du monde.
Pendant dix ans mon vieux maître m'obligeait à transcrire la couleur à travers une gamme monochrome, le plus souvent en noir, au lavis et à l'encre de Chine. Il s'agit d'un exercice difficile pour retrouver dans la profondeur des noirs, la richesse infinie des lumières de l'univers. La saveur neutre du lavis nourrit l'être dans l'essentiel. Cette sorte de beauté dont on ne se lasse pas, n'est pas celle du paraître. Sa qualité de sobriété, son humilité naturelle créent sa forte présence dans l'effacement.
De temps à autre cependant je quitte l'ascèse du noir et blanc, pour un voyage au sein de la couleur. Mon séjour en Chine m'a d'ailleurs mise en contact avec des chromatismes à chaque fois différents. Je me souviens des pensées religieuses, calligraphiées à la feuille d'or, dans certains temples bouddhistes ou du pigment de cobalt très fréquent chez les Tibétains. Je me suis également passionnée pour le rouge cinabre, couleur traditionnellement réservée pour les sceaux dans la peinture chinoise. Je l'ai détournée de son usage premier en l'intégrant à mes calligraphies pour créer de nouvelles fenêtres de lecture.
Au fond, la peinture comme la calligraphie est une pratique solitaire, un don de soi, un chemin assez semblable à celui des moines, qui résulte souvent d'une vie d'ascèse et de silence. Cette exigence est essentielle pour être réceptif à l'infiniment petit, au flux et au reflux du monde sensible. Je cherche une vision subtile de l'arôme des choses, de la mystérieuse saveur du monde. Je m'intéresse à l'insaisissable, l'inexprimable, l'indicible, à l'essence de la réalité dans toutes ses manifestations. Je vogue sans cesse vers de nouveaux rivages, vers les récifs de " l'être-temps ". |
retour |
Jean-Luc Chalumeau |
(Propos de Fabienne Verdier inspirés d'une conversation avec Olivier Germain Thomas, émission For Intérieur, France culture, mars 2001)
|
mis en ligne le 07/04/2003 |
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations |
|
Verso le dossier :
Fabienne Verdier
|
|