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Bonnes feuilles
Quest-ce que lart contemporain ? |
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Jean-Luc Chalumeau publie ces jours-ci Histoire de lart contemporain aux éditions Klincksieck. Nous proposons, en bonnes feuilles, lintroduction de ce livre aux lecteurs de Verso. |
La littérature consacrée à "lart contemporain" sest emballée depuis 1996. Très précisément depuis que lun des penseurs les plus importants de notre temps, Jean Baudrillard, a donné un texte au journal Libération (20 mai 1996) intitulé Le complot de lart qui na peut-être pas vraiment fait scandale, mais qui a du moins provoqué une énorme émotion dans le milieu de lart en France, agité depuis 1991 par une querelle entre défenseurs et contempteurs de ce qui est montré dans les musées et institutions voués à la création actuelle. La polémique avait été initiée par lécrivain Jean-Philippe Domecq avec un dossier de la revue Esprit intitulé "Lart daujourdhui" (n°126, automne 1991) qui proposait de repenser les critères dappréciation des uvres et qui rencontra progressivement un large écho. Télérama et Le Figaro en particulier lui emboîtèrent le pas, plusieurs journaux et revues leur répliquant avec passion. Cette campagne de presse connut un sommet avec la tribune de Jean Baudrillard, elle prit fin après un article publié par Le Monde, dans lequel je renvoyais dos à dos contempteurs sans nuances et défenseurs sectaires de lart contemporain sous le titre Mauvaise querelle sur lart contemporain (3 avril 1997).
Mais que disait exactement Jean Baudrillard? "La majeure partie de lart contemporain semploie à sapproprier la banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie" écrivait lauteur du Système des objets, qui dénonçait en effet un "complot" : car les artistes contemporains revendiqueraient leur nullité : «Warhol est vraiment nul, en ce sens quil réintroduit le néant au cur de limage. Il fait de la nullité et de linsignifiance un événement quil transforme en une stratégie fatale de limage". Le bluff à la nullité forcerait les gens à "donner de limportance et du crédit à tout cela, sous le prétexte quil nest pas possible que ce soit aussi nul, et que ça doit cacher quelque chose. Lart contemporain joue de cette incertitude, de limpossibilité dun jugement de valeur esthétique fondé, et spécule sur la culpabilité de ceux qui ny comprennent rien, ou qui nont pas compris quil ny avait rien à comprendre
»
Cétait apporter de leau au moulin de Jean Clair, féroce démolisseur de lart contemporain en général et de lart abstrait en particulier, qui publiait en 1997 La responsabilité de lartiste (Gallimard), dans lequel il insistait sur les connivences entre avant-garde expressionniste allemande et nazisme, dune part, et les liaisons entre avant-garde russe du début du XXe siècle et bolchevisme puis stalinisme, dautre part. Sans oublier les penchants politiques réactionnaires de certains de nos artistes les plus novateurs ("Degas et Cézanne affichaient des idées sociales qui nous semblent aujourdhui, selon nos critères, inacceptables." p. 67). Bref : pour Jean Clair, les avant-gardes furent liées aux régimes totalitaires par une "relation intrinsèque". Quant à lart abstrait, il est la forme artistique propre au "pays du vide" que sont les États-Unis.
La même année, Philippe Dagen, dans La haine de lart (Grasset), prenait lexact contre-pied de Jean Clair en affirmant que "cest la haine de lart contemporain qui anime, tout au long du siècle, les régimes totalitaires" (p. 233), et, à linstar de Gambetta avec la Révolution, il semblait défendre tout lart contemporain en tant que bloc indivisible contre les assauts de ses adversaires qui ne pouvaient être, par définition, que des réactionnaires obtus ou, au mieux, des indifférents comme le successeur de Georges Pompidou, un homme "à limage de la bourgeoisie qui la élu, Louis XV et vases de Sèvres." (p. 240).
Toujours en 1997, Yves Michaud militait pour un pluralisme indifférencié (La Crise de lart contemporain, PUF). Pour lui, la polémique entre Clair et Dagen nétait quune "comédie" car seul le concept dart serait en crise, non les uvres. A chaque groupe les pratiques culturelles qui lui conviennent, "chacun procède à ses propres évaluations indépendamment de toute référence à des critères établis". En art aujourdhui, quon se le dise, tout se vaut.
Nathalie Heinich venait alors apporter une interprétation sociologique bien utile (Le triple jeu de lart contemporain, éd. de Minuit, 1998) : "le jeu de lart contemporain dans les arts plastiques, écrivait-elle, se joue à trois partenaires. Transgressions des frontières de lart par les artistes, réactions négatives du public et intégrations par les spécialistes engendrent des propositions un peu provocantes, des rejets plus violents et des institutionnalisations toujours plus sidérantes."
Un débat est donc ouvert, qui prend parfois laspect dune empoignade, à propos dun "art contemporain" par ailleurs en mal de définition. Doit-on se contenter de la proposition de George Dickie dans un livre paru à New York en 1984, The Art circle? Dickie définissait luvre dart contemporaine à partir dune théorie "institutionnelle" selon laquelle luvre nest quun artefact qui nest devenu "art" quen tant quayant reçu le statut de possibilité dêtre candidat à lappréciation dune institution sociale dite "monde de lart". Dickie ne voyait aucun critère possible (capacité à exprimer des émotions par exemple) : luvre dart aujourdhui peut vraiment être nimporte quel artefact que le monde de lart aura décidé de nommer ainsi.
Lune des ambitions de ce livre est de montrer par quels chemins on a pu en arriver là en lespace dun peu moins dun siècle (sil est vrai que cette histoire commence en 1912). Mais, dès lors que cette "histoire" sinscrit dans la temporalité, est ce bien celle de lart contemporain? "Lart actuel na plus de temporalité propre a justement observé Paul Ardenne. Du moins, son caractère contemporain réside justement dans limpossibilité, devenue son destin, dun temps qui lui soit propre." (Art, lâge contemporain, éd. du Regard, 1997). Au lecteur qui veut bien croire le propos pertinent, mais qui demande à comprendre de quoi on lui parle, il me semble utile de citer une déclaration dun des plus notoires "artistes contemporains", Bertrand Lavier, au cours dun entretien avec Henri-François Debailleux dans Libération du 24 juillet 2004 : "Cest lart contemporain qui a été mon déclencheur, pas lart. Le virus a été virulent : je suis devenu artiste contemporain
»
Ce que certains savaient déjà a ainsi été mis sur la place publique : lart contemporain est une réalité, mais ce nest pas de lart. Il y a dune part lart, que nous appellerons moderne, qui continue sa course au-delà et à travers les péripéties du dernier siècle, et dautre part "lart contemporain", avec ses praticiens patentés, tel Bertrand Lavier, qui ne prétendent en aucun cas faire de lart tout en occupant, non sans jubilation, le champ habituel de lart : les galeries, les musées, les biennales, les publications etc.
Encore une fois : comment a-t-on pu en arriver là?
Dès 1972, Harold Rosenberg sinterrogeait sur ce que lon appelait déjà la crise des arts visuels (The De-Definition of Art : Action Art to pop Earthworks). La nostalgie dominait alors, car la culture dopposition que lavant-gardisme avait voulu représenter avait disparu : le monde de lart était devenu une "zone démilitarisée". "Pour lartiste, avait écrit Rosenberg quelques années auparavant (The anxious object, Horizon, New York, 1964), le remplacement de la tradition par la conscience historique implique un choix continuel entre des possibilités. La décision dadopter telle hypothèse esthétique plutôt quune autre est une affaire de vie ou de mort. Libéré dun passé qui le poussait dans une seule direction, lart trouve un malaise permanent, lié à langoisse du possible dont souffre tout homme libre". Harold Rosenberg avait deviné que notre culture allait adopter la stratégie daffirmation par citation : ce serait le postmodernisme.
Mais quant à faire de lart une "zone démilitarisée", il avait conclu trop vite. Il y aurait bien bataille, dont les principaux épisodes sont retracés dans ce livre, bataille qui pour lessentiel est la prise de contrôle du champ de lart par des épigones plus ou moins légitimes de Duchamp (les "contemporains"), et la résistance des artistes conscients de limpasse historique où ils se sont laissés enfermer (les "modernes").
Une "histoire de lart contemporain" ne peut donc être quune histoire de lart moderne dans ses démêlés avec une réalité difficilement compréhensible : la présence au sein des institutions culturelles (et sur le marché !) de gens qui, de leur propre aveu, ne font pas de lart, et qui nen sont pas moins considérés comme des artistes. Il y avait de quoi émouvoir un Jean Baudrillard, mais le philosophe ne savait sans doute pas que les choses ne sont pas aussi radicalement simples quil avait cru devoir les présenter : il navait en particulier pas conscience du fait que certains artistes se voient contraints dendosser la casaque du "contemporain" dans le but dêtre adoptés par les institutions, quittes à labandonner dès quils se trouvent en mesure de participer pleinement à lhistoire de lart moderne, lequel est toujours bien vivant. Il peut donc sembler utile de chercher à y aller voir dun peu plus près.
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mis en ligne le 03/01/2005 |
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