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La liberté de lesprit |
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par Belinda Canonne
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Michel TERESTCHENKO, Un si fragile vernis dhumanité. Banalité du mal, banalité du bien, La découverte. MAUSS, collection « Recherches», 2005.
Louvrage sinscrit à merveille dans cette belle collection, « La bibliothèque du MAUSS», qui réunit les ouvrages de chercheurs en sciences sociales qui travaillent dans une perspective « anti-utilitariste ». Leur directeur, Alain Caillé, a écrit et publié notamment plusieurs ouvrages sur le don. Nous avons toujours intérêt (intellectuellement) à considérer de près les pensées qui secouent les paradigmes habituels : cest en cela que consiste la liberté desprit justement. |
La liberté desprit ? Elle consiste, selon lancienne et toujours valide posture cartésienne, nen déplaise à ses détracteurs oublieux de lhistoire, qui lui reprochent aujourdhui de navoir pas assez pris en compte linconscient, la fantaisie, la sensibilité : songez, détracteurs, et tant pis pour ma parenthèse, quau moment où Descartes introduit cette tant décriée « rationalité » dans la pensée, il ne combat pas la sensibilité et limagination mais la superstition et lobscurantisme qui règnent en ce temps-là et il nous sauve, ingrats que nous sommes, de la confusion intellectuelle. Bref, la liberté desprit, donc, consiste, il nous la enseigné, à ne jamais tenir pour acquis ce que nous navons pas au préalable repensé. La difficulté nétant pas tant de repenser que de se rendre compte que lapparente évidence nest quune construction comme une autre et peut donc (doit) être repensée avant dêtre admise.
Exemple saisissant: depuis trois siècles, la pensée occidentale (aujourdhui léconomie, la psychologie, la sociologie, la politique) sest construite sur lidée que toute action humaine a pour fondement légoïsme. «Toutes les vertus des hommes se perdent dans lintérêt comme les fleuves dans la mer », écrit La Rochefoucauld, ou encore : « Il ny a point de libéralité, et ce nest que la vanité de donner, que nous aimons mieux que ce que nous donnons». Jai vu des gens très intelligents (et généreux) prendre un petit air de philosophe pour affirmer que nous ne sommes quégoïsme et je sentais combien ils se croyaient lucides, quils étaient même assez fiers de leur (cruelle) lucidité : « Ah, jaimerais tant vous dire le contraire, nest-ce pas, mais malheureusement, il faut admettre la triste évidence, légoïsme, nest-ce pas, etc. » Bref. Michel Terestchenko note, dans Un si fragile vernis dhumanité, combien ce « dogme» de légoïsme entre en contradiction avec les conduites effectives de tas de bénévoles, donateurs anonymes etc., et surtout combien mal il correspond au fait que chacun, dans la vie quotidienne, valorise sans cesse et expressément les conduites généreuses et les attitudes altruistes. Car pour aller jusquau bout du dogme, être cohérent avec lui, il faudrait, devant les attitudes généreuses, ricaner ouvertement : « Moi, on ne me la fait pas, je sais bien que tout ça nest quégoïsme, au fond». Mais non: la morale ordinaire continue de valoriser la solidarité et laltruisme. Et ce nest pas quon ne tirerait aucun bénéfice damour-propre dun acte généreux. Bien sûr quon en retire : mais on ne lavait pas fait pour ça. Le bénéfice est venu comme un surcroît et non comme le but.
Pour attaquer ce lieu commun, il faut aussi considérer ce quon a coutume de lui opposer: Terestchenko évoque notre conception de laltruisme qui nest pensé que comme une posture purement sacrificielle, impliquant lexclusion absolue du souci de soi, la déprise, labandon à une altérité radicale (Dieu, la loi morale ou autrui). Il est certain que face à une alternative aussi extrême, égoïsme pur ou sacrifice total, la position morale devient inaccessible et juger des conduites humaines quasi impossible.
Et si au contraire laltruisme était linverse de la déprise, laquelle est surtout réclamée par les systèmes totalitaires ou les institutions aliénantes ? Sil signifiait plutôt bienveillante relation à soi dans laquelle, par souci destime de soi, de fidélité à ses convictions les plus intimes, on accordait ses actes à son image de soi ? Théorie capitale qui permet de repenser les positionnements individuels dans les situations de violence extrême. « Banalité du mal, banalité du bien », sous-titre lauteur après Arendt : nest-ce pas cette présence à soi qui explique que certains, pas plus mauvais que dautres mais étant dépourvus de cette fidélité à soi, furent commandants de camps dextermination, tandis que dautres, qui navaient pourtant pas lair de saints, furent des Justes. Lauteur explore un certain nombre de situations réelles significatives (à travers les mémoires dun commandant de camp ou celles de Justes de la cité-refuge du Chambon-sur-Lignon, revisite les expériences fameuses de Stanley Milgram ou de Philip Zimbardo sur la soumission à lautorité, etc.) pour tenter, de façon convaincante, de défendre la justesse de ce nouveau paradigme de présence ou absence à soi quil substitue à celui dégoïsme ou altruisme sacrificiel.
Le livre nest pas optimiste : il témoigne à nouveau que lhumanité est fragile et quun grand nombre dhommes peut accepter de se soumettre à une autorité cruelle ou injuste. Mais dabord, il me plaît quen nos temps où lessence de lhomme (et de la femme particulièrement) est souvent ramenée à des considérations biologiques, Terestchenko fonde sa pensée sur lidée que linstinct de conservation de la vie, certes naturel, peut se heurter chez lhomme à lexigence de sens à donner à son existence, exigence qui le conduit parfois à risquer sa vie. Il me plaît ensuite que lauteur attache la plus grande importance à la responsabilité individuelle. Certes, des systèmes totalitaires peuvent imposer des mécanismes de soumission à lautorité ; certes, un certain nombre de facteurs psychologiques (comme le désir dappartenance au groupe) peuvent expliquer cette soumission ou plus largement la passivité devant des comportements ou situations inacceptables. Reste que la présence à soi, sentiment absolument individuel et qui est composé tout à la fois de force de caractère, de sentiment de la justice et desprit de résistance, peut hisser lindividu à cette posture qui est respect de lhumanité en soi (dirais-je). Terestchenko ne donne pas de leçon, et le terme dénigme (pourquoi celui-ci possède cette présence à soi qui fait défaut à celui-là ?) vient conclure, à côté de celui de résistance, ce très beau texte de réflexion morale et philosophique.
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Belinda Canonne
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mis en ligne le 01/03/2006 |
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