Bref, je me perds en vaines conjectures et il vaut mieux essayer de voir ce quen disent mes contemporains. Par exemple Lydie Salvayre, dans son Portrait de lécrivain en animal domestique. Ici encore, on trouve une configuration a priori connue : lÉcrivain au service du Puissant. Racine, promu historiographe de Louis XIV, était-il heureux et content de lui ? Une femme, la narratrice, est convoquée par un des hommes daffaires les plus riches du monde (forfanterie de lintéressé ou pas, disons quil loge très haut dans la pyramide des fortunes), pour puisquelle est écrivain écrire sa vie. Le Puissant, auquel la femme desprit a ici affaire, nest pas un roi mais quand même, cest Tobold, le roi du hamburger, qui lui confie la tâche de relater ses « faits et gestes de [
] champion hors classe de la mondialisation ». Ce vrai prophète du Marché Mondial, dune vulgarité sans nom, dune solitude totale, cent quarante-six pièces dans sa maison, un chien (Dow Jones), trois cent soixante-cinq voitures, une femme qui fut strip-teaseuse, témoigne dun cynisme sans limites et dun mépris absolu pour tout ce qui relève de lesprit. On nest plus à la Cour, on est chez les dirigeants du Marché.
Entre la Cour et le Marché, on se souvient quil y a eu une époque bénie où être artiste signifiait nêtre pas bourgeois, et même, combattre le Bourgeois (pour cela, il suffisait quasiment de persévérer dans son être dartiste). Plus dun siècle de positions bien tranchées, de postures bien marquées, et confortables, confortables (moralement), dont il ne nous reste que le fantasme le simulacre souvent (entendez-les vouloir être absolument subversifs, absolument dérangeants
). Donc : à quoi pourrait bien servir un écrivain aujourdhui ? Ou encore : quelle est sa place dans lunivers de largent roi ? Quoi faire de son sentiment de révolte dans un monde où elle na plus cours ? Comment sinscrire dans le réel de la « petite planète » ? Aujourdhui où, de plus, on a limpression, au vu des transformations de la machine éditoriale, que lart du roman pourrait devenir une espèce aussi rare et confinée que la poésie ? Lydie Salvayre, en organisant la rencontre de lartiste et du roi de léconomie, au début du 21e siècle, apporte une réponse. Elle indique que dans cette confrontation se trouve matière à penser pour aujourdhui (ce qui me rappelle, par parenthèse, que notre ministre des finances vient de déclarer que des livres et des théories, nous en avions suffisamment pour les siècles à venir et que, je cite : « assez pensé maintenant, retroussons nos manches » pour nous mettre au travail. Elle confirme ainsi ce que je pense depuis quelques mois : le travail, dans la conception de ces gens-là, qui nest pas la mienne, cest le contraire de la philosophie et de la sagesse : un empêchement à penser. Bouh !).
Comme Lydie Salvayre la souvent déclaré, lécrivain a la responsabilité de sa prise de position dans lépoque. Si nul nest désengagé, celui qui écrit, qui rend sa parole publique, lest encore moins que dautres. Parler pour tous, cest commenter, dune façon ou dune autre, son temps. Par la mise en scène de ses deux personnages, entre France et Amérique (mais notre monde nest-il pas justement, comme le suggère la géographie de son roman, déterritorialisé ?), Lydie Salvayre nous invite à penser la réalité de notre société, cest-à-dire dune petite planète où règne la marchandise, bien plus hégémonique que létaient les rois dAncien Régime.
Lécrivain du roman, comme il va de soi, meurt de faim enfin, vivote comme il peut. En outre, son personnage nest pas brillant : coincée, mal assurée, frustrée, gourmande, elle peut difficilement poser à lArtiste. Tobold, vivant fastueusement de ses « extorsions, confiscations, participations, négociations sanglantes, opérations juteuses » dans cent vingt pays, souhaite mais pourquoi donc ? il ne le dira jamais que son évangile, sur le modèle de celui de lIncarné (ainsi le nomme-t-il), soit fixé. Lécrivain, tout en se le reprochant vivement et en se détestant sans cesse, accepte, pour gagner enfin un peu dargent, et, misère, prend goût au luxe qui lui est offert.
Mais Tobold a besoin damour et destime autant que les autres. Quand il apprend par hasard à quel point il est haï et méprisé, il plonge dans la dépression. Comment sen sortir ? Selon le vieux principe qui consiste à piquer le beurre et largent du beurre et à sattirer quand même le sourire de la crémière : il décidera de devenir le plus grand bienfaiteur de lhumanité en créant la plus grande fondation caritative du monde. Quon se rassure, elle rapportera, et pas seulement de lamour. Quand on pense que Bill Gates est parfois perçu comme un nouveau saint, que tous les acteurs célèbres et richissimes nont de cesse de sériger en défenseurs de la planète (contre le sida, le trou de la couche dozone, etc.), on est content quand quelquun se moque un peu de la nouvelle « philanthropie innovante », nest-ce pas.
Sans doute peut-on reconnaître un écrivain à sa forme dhumour et aussi à la distance précise quil instaure avec les personnages dont il est le plus proche (aussi proche que possible) : il y a chez Lydie Salvayre un ton goguenard (si cest le mot), moqueur, sans complaisance, qui évite toujours que la dénonciation tombe dans la jérémiade et qui préserve longtemps lambivalence des sentiments du lecteur à légard de lhéroïne. Alchimie très discrète : ces délicieux imparfaits du subjonctif, par exemple, qui sont linscription dans le discours du roman de lidentité même de la narratrice, aussi significatifs que le geste darranger son matériel intime qui caractérise Tobold
Une des habiletés (romanesques) de ce roman consiste à avoir mis fugitivement en scène des personnes réelles parmi le personnel romanesque : les personnages fictifs du roman croisent parfois Robert de Niro (dont la narratrice est éprise), Sophie Marceau, Sharon Stone, Bill Clinton, Bill Gates et dautres. Lidée nest pas sans modèles, mais le renouvellement en est très intéressant et il constitue aussi une proposition romanesque atirante concernant la pertinence des sujets possibles : cest la réalité, « spectaculaire » et économique, qui constitue un vrai sujet pour le roman contemporain. Car enfin, comment les romanciers pourraient-ils éviter de parler de ce qui hante nos vies, nos façons dêtre, nos désirs et notre idéologie au sens le plus large : léconomie, le marché ? Façon de sortir de la tour divoire, de se frotter à la violence daujourdhui, de continuer de tenir le discours critique qui assure notre liberté desprit.
La fin du roman (tout en restant grinçante) est plutôt optimiste : quoique frustrée et vaguement grotesque, la narratrice trouve quand même en elle cette réserve damour-propre qui lui permet de se détacher, au bout de dix mois, de Tobold, et de bâtir ce projet romanesque (celui que nous lisons) mûri pendant deux ans. Optimiste car croyant en la vertu du roman qui nous apprend (comme la narratrice la appris) « les grands jeux, les grandes marques, les grandes tromperies, les grandes manigances, les grands désastres [
], les marchés qui se mangent eux-mêmes, les décisions prises à la légère et dont les effets savéraient aberrants ». Optimiste car la narratrice, après être passée par cet enfer, retrouve « lespoir entêté, lespoir opiniâtre, lespoir increvable [
] le goût fervent du monde » et celui de « brocarder ce qui [lui] semblait lenlaidir ». Optimiste enfin car cest en semparant de ce qui nous paraît si complexe, la machine économique, en la parlant, que lécrivain, et nous avec lui, échappons mentalement à ses rouages, et donc à une condition danimal domestique. Leçon pour aujourdhui. Allez ! Nous resterons quand même sur Terre, même si, tout compte fait, cette planète est devenue bien petite.
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