C. P. : Vous venez de dire que le fils de Mucha avait écrit plusieurs livres sur son père. Et je crois savoir qu’il existait déjà pas mal de monographie sur cet artiste. Qu’apporte donc cet ouvrage par rapport à tous ceux qui l’ont précédé ?
G.-G. L. : D’abord, il n’a pas été rédigé comme une biographie classique, même si elle nous offre le déroulé de l’existence de Mucha depuis son arrivée à Paris jusqu’à sa mort, qui a suivie son emprisonnement par les troupes allemandes en 1939. Les dialogues avec Jìrì Mucha permettent aussi d’avoir de nombreux éclaircissements sur des aspects peu connus de l’existence de cet homme d’exception. On connaît mal sa peinture quand il a vécu à Paris, ni ce qu’il a fait pendant les trois années qu’il a passées aux Etats-Unis où il a connu un succès immense pour son art décoratif, mais assez peu pour sa peinture. Enfin, on peut aussi suivre le développement du projet qui a occupé la seconde partie de sa vie, L’Epopée slave, que l’on peut voir sous forme de diorama au sein de la belle exposition présentée au musée du Luxembourg. En somme, son écriture est toute autre qu’académique et révèle au lecteur bien des choses qu’un essai classique n’aborde pas ou très peu. Le portrait de l’individu est aussi rendu d’une manière nouvelle, sans légende ; sa gloire était telle en Tchécoslovaquie qu’elle a contribué à fabriquer une image d’Epinal. Au sommet de sa réussite, il est allé s’enfermé dans un château au fin fond de la Bohême mis à sa disposition par un riche amateur pour qu’il puisse y réaliser en paix les toiles immenses de son Epopée slave, achevée en 1928 (cette année là, elle a été montrée pour la seule et unique fois à Prague), une œuvre admirable, mais complètement hors du temps sur le plan stylistique, mais aussi en dehors de la réalité du monde slave d’après la Grande Guerre. Ce n’est pas écrit comme un roman (tout y est scrupuleusement exact), mais non plus comme un essai classique. Il faut dire qu’elle avait été très influencée par les travaux d’Angelo Maria Ripellino, l’auteur de Praga magica, (Palermitain, comme elle !) et immense spécialiste de la musique et de la culture slave, et aussi par les écrits de Claudio Magris qui a su faire évoluer l’érudition pure vers une forme de récit où il fait s’interférer diverses causes et divers effets, et aussi la subjectivité qui attribue aux événements et aux hommes qui les engendrent une dimension plus sensible. Son Danube en est l’exemple consommé : c’est le voyage d’un être (l’auteur) qui part des sources (supposées) d’un grand fleuve qui traverse une grande partie de l’Europe et qui découvre chemin faisant sur sa route à travers maintes cultures et maints faits historiques, mais aussi des auteurs, des fables, et des personnages de notre temps. Sans jamais calquer sa démarche sur celle de ces deux grands personnages (elle était très amie de Magris, que j’ai connu en d’autres circonstances et longtemps ce dernier n’a pas copris que j’étais l’époux dont elle lui parlait !). C’est donc un œuvre originale, écrite avec simplicité, mais avec une grande érudition et aussi avec une sorte d’idiosyncrasie qui le rend unique.
C. P. : pensez-vous qu’elle a éprouvé le désir d’aller un peu plus loin dans l’approfondissement de la culture pragoise, qui était, comme elle l’explique dans Prague au temps de Kafka, faite de trois éléments forts qui la constituent comme une vaste et complexe mosaïque: le tchèque, l’allemand (à travers la domination autrichienne) et l’hébraïque ?
G.-G. L. : oui, vous avez tout à fait raison. Mucha n’incarne pas la culture tchèque de la période de l’indépendance, mais plutôt celle de la période précédente, je veux parler de celle de la Sécession viennoise où les architectes et les artistes, influencés par la Sécession viennoise, sont parvenus à l’interpréter dans une optique assez différente. Sans doute lui a-t-on confié le soin de réaliser les billets de banque de la jeune République et aussi nouveaux décors de l’Obceni Dûm, qu’il avait déjà accompli une partie entre 191o et 1912, ou encore des vitraux de la cathédrale Saint Guy que chante Guillaume Apollinaire dans le poème Zone. Si toutes ses femmes ont l’apparence de jeunes et belles tchèques ou moraves, le modèle pour les billets de banque a été la fille d’un grand collectionneur américain ! Mais Mucha n’a pas incarné la modernité pragoise, qui a vu naître le cubisme et le poétisme, le constructivisme, importée par le grand linguiste roman Jakobson, qui représentait la culture soviétique, l’artificialisme, le surréalisme qui triomphe pendant les années trente. Elle fait le portrait d’un homme qui croyait à l’avenir des peuples slaves, mais qui ne faisait que rêver de vieux mythes lointains. Mais il n’en reste pas moins artiste génial, sans doute l’un des plus grands de ceux que l’on a réunis dans le terme un peu général d’Art Nouveau. |