Séverine Jouve : Mais ces critiques ont-ils, comme l’a fait Charles Baudelaire, défendu l’idée du peintre de la vie moderne ? Sauront-ils être toujours les grands défenseurs d’un art qui brise les normes académiques, qui ne cessent de se renforcer ?
Gérard-Georges Lemaire : En règle générale, oui. Si l’on observe la question dans le détail, c’est beaucoup plus complexe. Un seul exemple : Théophile Gautier a été un grand admirateur de Delacroix, mais cela ne l’a pas empêché d’admirer Ingres. A l’époque on les opposait, comme les hérauts de deux grands courants esthétiques adversaires. En 1855, pendant l’exposition universelle, ils ont été célébrés au même titre. Sans doute étaient-il les héritier d’un antique débat entre les partisans du dessin et ceux de la couleur, qui a débuté dans la seconde partie du XVIIe siècle (les adeptes de la couleur ont fini par prendre le dessus). Mais ils ont incarné, comme on le voit aujourd’hui deux manières de vivre la peinture et le génie des eux hommes est désormais reconnu. Gautier avait su prendre de la hauteur. Des on côté, Charles Baudelaire a mis en avant la notion de « peintre de la vie moderne ». Qui a-t-il choisi pour incarner ce rôle fondamental ? Gustave Courbet ? Non. Edouard Manet ? Non plus. Et pourtant le poète et le peintre qui avait peint Olympia et Le Déjeuner sur l’herbe, qui avait tant fait rire le public pendant le Salon des refusés de 1863, multipliant sans cesse les provocations par sa manière de traiter ses sujets, n’a été le « peintre de la vie moderne » que, plus tard, aux yeux d’Emile Zola. L’auteur de Nana n’a pas opté pour le réalisme de Courbet, mais pour l’art novateur des impressionnistes, qui a plus représenté le charme des campagnes et des bords de l’eau que la vie trépidante de la capitale, même si ce thème le a séduit aussi. Il est évident que l’impressionnisme demeure gravé dans nos mémoires pour les paysages de Sisley, de Pissarro et de Monet. Enfin, pour évoquer l’un des plus fervents défenseurs de la modernité artistique au début du XXe siècle, je veux parler de Guillaume Apollinaire, celui-ci a été le chantre de Braque et de Picasso cubistes et de tous ces artistes par qui le scandale est venu, comme Henri Matisse et ses amis « fauves ». En revanche, il ne comprend pas ce que les futuristes italiens ont alors apporté de révolutionnaire quand ils sont exposés la galerie Bernheim Jeune en 1912. IL a révisé son jugement très négatif par la suite, mais toujours du bout des lèvres, même s’il a publié à Milan un manifeste futuriste bien lui en 1914. En somme, la critique est loin d’être une science exacte. Beaucoup de critiques d’art se sont trompés sur des auteurs de valeur et n’ont pas su discerner leur originalité. Mais peut-on rétrospectivement leur demander autant ? Je ne le crois pas. Apollinaire a saisi l’essentiel de ce qui se faisait de radicalement nouveau en France, même s’il n’a pas aimé et compris Modigliani. Les seuls critiques qui aient eu une vision plus large de ce qui se faisait d’important en Europe ont été des Allemands : Carl Einstein ou encore Herwath Walden, le créateur de la revue Der Sturm et le galerie berlinoise qui a porté le même nom. Sans parler de Kahnweiler, qui a écrit lui aussi. Les spécialistes, encore aujourd’hui, le savent, mais rechignent à le dire trop fort. Sans doute n’ont-ils pas écrit « La chanson du mal-aimé », c’est vrai, car Apollinaire tient une place éminente dans la poésie. L’histoire de la critique devait être réécrite. Ce que j’ai pu accomplir n’est pas encore parfait, mais c’est au moins l’amorce d’une vision plus vaste et moins centrée sur Paris, capitale universelle des arts (sans d’ailleurs rien devoir lui retirer !). Et puis l’histoire a fait déjà, non sans mal, de nombreuses corrections. Pas toutes encore…
Séverine Jouve : Un dernier point : en quoi votre ouvrage se distingue-t-il de celui de Lionello Venturi ?
Gérard-Georges Lemaire : il faut d’abord préciser que sa merveilleuse étude a paru pour la première fois New York en 1936 ! Il avait songé le mettre jour, mais la mort l’a emporté en 1961 avant qu’il ait eu le temps de le faire. Ce livre date beaucoup par la force des choses, même s’il demeure un outil remarquable. La grande différence que j’ai voulu introduire est d’éliminer de mon propos tout ce qui est considéré comme « littérature artistique », comme Les Maîtres d’autrefois d’Eugène Fromentin ou les travaux sur la Renaissance italienne de Jacob Burckhardt, qui sont admirables, mais qui n’ont pas été élaborés dans la perspective de la critique d’art. A mon sens, un livre ne vient pas pour en chasser un autre : celui de Venturi a été pour moi un grand modèle, mais comme tous les modèles, il a bien fallu que je le dépasse, sinon je n’aurais rien fait. |