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[verso-hebdo]
26-09-2024
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La chronique de Pierre Corcos |
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Expressions |
Une expression surabondante... Jusqu'au 10 novembre au Poche Montparnasse, seul en scène pour exprimer la « substantificque mouelle » du célébrissime ouvrage Gargantua de Rabelais, Pierre-Olivier Mornas est magistral, éclatant, enchanteur. Un décor réduit à presque rien (des livres, un tableau noir...) et une sobre mise en scène d'Anne Bourgeois qui donne toute la place à l'art du conteur et à la pure jouissance du verbe. Et nous voilà redécouvrant, presque cinq siècles après, « la vie inestimable » puis « très horrificque » de l'immense Gargantua, père de Pantagruel... Sourires coquins et finauds, gestuelle expressive, jeux complices avec le public médusé : Pierre-Olivier Mornas (qui a également adapté l'oeuvre pour le théâtre) mime, s'emballe, raconte cette éducation originale, en interprète les divers personnages, éblouit enfin le spectateur par des énumérations pléthoriques. Cette invention verbale prodigue, somptueuse et comique attendait son porte-voix inspiré. Le voici, qui ose la scatologie et la truculence érotique à quelques pas des spectateurs, sans les choquer, parce que les uns et l'autre savent pertinemment d'où elles émanent. Et que l'immense François Rabelais, l'ancien prêtre, chanoine, l'érudit et le médecin, fut l'un des pères de l'humanisme, qu'il s'enivra bien plus de la connaissance et de la parole que du vin... pourtant fort apprécié de notre jovial compère. Ces frasques de Gargantua, cette épopée parodique, cette verve torrentielle, ce merveilleux gigantal, cette débordante fantaisie poétique nous enchantent...
L'expression théâtrale chez le fécond Carlo Goldoni (Venise 1707- Paris 1793) passe par de vifs dialogues, mais aussi une typologie de personnages (réalisme « sociologique »), un jeu de masques (restes de la commedia dell'arte) et une intrigue savamment construite... La Veuve Rusée (La vedova scaltra - 1748), que met brillamment en scène Giancarlo Marinelli aux Bouffes Parisiens, pièce européenne par ses personnages et comédie de moeurs par son intrigue, s'avère également une oeuvre émancipatrice par la valorisation de son héroïne, Rosaura. Cette dernière, une veuve riche, jeune, charmante et avisée a quatre prétendants de nationalité différente et lui faisant une cour assidue : un Anglais, un Français, un Espagnol et un Italien. Goldoni n'hésite pas à recourir à de savoureux et amusants stéréotypes pour animer la conduite de ses protagonistes européens... Alors comment choisir entre eux quand on est, comme Rosaura, prise entre le poids de la tradition (son oncle) et le harcèlement de ces quatre gentilshommes ? Crucial enjeu pour un remariage qui est loin d'être évident ! Le masque et la tradition du carnaval à Venise offrent une stratégie à l'intelligente Rosaura pour mettre le sentiment des uns et des autres à l'épreuve. Goldoni y trouve l'occasion de ridiculiser la morgue de l'un, la frivolité de l'autre ou le cynisme du troisième, et d'une manière plus générale la suffisance, le narcissisme masculins (ou aristocratiques ?), sauf exception. La femme, elle, entend rester maîtresse de son choix. Elle est prête à aimer celui qui l'aimera vraiment... Les gags inventifs (quiproquo sur les missives), la pimpante clarté de la mise en scène, l'alacrité des comédiens dans leur rôle (une mention pour Arlequin), l'élégance évocatrice d'un décor vénitien animé, étincelant, concourent à hisser La Veuve Rusée à cet espace-temps bienheureux d'où l'ennui a été totalement banni.
Point de dialogues ici... C'est par de puissants symboles, voire des archétypes, des rituels archaïques, des jeux corporels, des chants et des cris, tous s'adressant à l'inconscient, que s'exprime l'étonnant spectacle Reclaim (jusqu'au 6 octobre au Cirque Électrique), créé par Patrick Masset et interprété avec fougue par la compagnie belge Le Théâtre d'un jour. Le spectateur a ici le sentiment de s'immerger en un rêve convulsif lui délivrant un message crypté... Un anthropologue discernera peut-être, en filigrane du spectacle, le Ko'ch, ce rituel de naissance d'Asie Centrale. Mais, sans cette référence et intuitivement, l'on peut déceler un jeu d'oppositions. D'un côté la barbarie/bestialité : les hommes agressifs masqués en loups, toutes les figures corporelles violentes, et ces cris évoquant le fameux « haka » des Maoris (que reprend l'équipe de rugby de Nouvelle-Zélande). De l'autre, davantage portée par les femmes, la civilisation : les deux violoncelles et la musique, une tension vers les hauteurs, la grâce de certaines danses. L'antagonisme en question structure la dramaturgie de ce fascinant spectacle, avec - on peut le regretter - un déséquilibre dans sa deuxième partie privilégiant, à travers roulades, culbutes et cabrioles, la prouesse physique indiscutable de ces jeunes circassiens. Dans le cadre familier du cirque, il n'était pas facile de transcender les acrobaties habituelles et attendues vers le rituel chamanique qu'un spectateur occidental au 21ème siècle peut trouver opaque. Et c'est sans doute la réussite de Reclaim de parvenir à restaurer un langage subliminal générateur d'émotions fortes par une conjonction maîtrisée de tous les arts du spectacle vivant (cirque, danse, musique, chant, théâtre d'objets, etc). Bien loin de la facticité de maints spectacles hybrides parce que c'est la mode, Reclaim nous offre généreusement un rituel à partager autant qu'une expérience à vivre.
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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