Les artistes et les expos | La Villa Tamaris accueille à partir de 24 avril l’exposition de Gérard-Georges Lemaire, « Le Noir absolu, ou les Leçons de ténèbres » A ce double titre correspond une double articulation de cette manifestation. La première section est la plus importante : quarante artistes y participent (Arthur Aesscbacher, Alphonse Allais, Enric Ansesa, Santiago Arranz, Massimo Arrighi, Etienne Assenat, Albert Bitran, Robert Blanc, Hans Bouman, Alberto Burri, Gianni Burattoni, Olivier de Champris, Jose Luis Cuevas, Jean Degottex, Luce Delhove, Franck Delorieux, Daniel Dezeuze, Nathalie du Pasquier, Michel Gérard, Robert Groborne, Humberto Giangrandi, Brion Gysin, Lucio Fontana, Laurie Karp, Riben Maya, David Manzur, Umberto Mariani, Ivan Messac, Albano Morandi, Bernard Ollier, Maud Peauït, Pino Pinelli, Giampiero Podestà, Charles Quillin, Colette Raynaud, Esther Segal, Vladimir Skoda, Pierre Soulages, Xavier Vantaggi, Beatriz Zamora). À ces artistes vient s’adjoindre Jean Ristat, dont le Théâtre du monde, à peine paru chez Gallimard, s’intéresse aux voyelles de Rimbaud, en particulier au A noir. La seconde partie voit huit artistes s’inspirer de la fiction de Patrizia Runfola, les Leçons de ténèbres, publiées aux Éditions de la Différence en 2000 avec une préface de Claudio Magris. Huit artistes (Benjamin, Sergio Birga, Estelle Courtois, Nathalie du Pasquier, Solange Galazzo, Anne Gorouben, Denise & Claude Jeanmart, Bernard Lacombe, Catherine Lopès- Curval, Didier Tolla) se sont inspirés de ce « roman noir » mais, cette fois, sans que la couleur noire soit le dénominateur commun de leurs recherches plastiques. Des documents et des manuscrits de l’essayiste et romancière italienne disparue en 1999 complèteront cette partie de l’exposition. « Le Noir absolu… » sera ensuite présenté pendant tout l’été au CAC Raymond Farbos de Mont-de-Marsan… Justice Lacoste Le noir est pure fascination. Une fascination qui joue avec le bien et le mal, mais a pu les transcender. Elle se manifeste aujourd’hui dans tous les détails de notre existence, presque à notre corps défendant. L’histoire lui a donné dès l’Antiquité une stature métaphysique après l’avoir rangé dans les bocaux théoriques de la pharmacopée. Depuis le Pseudo Aristote jusqu’à Richard Burton, de Charles Baudelaire à René char, il a été indissolublement associé à la mélancolie. Et puis ce fut aussi la couleur du grand deuil et donc de la mort. La flibuste et l’anarchie l’ont choisi pour emblème. En dépit de tout cela, il est là, banalisé, omniprésent dans nos intérieurs. Les hommes portent toujours des costumes noirs comme à l’époque d’Édouard Manet. La cravate noire et le smoking est de rigueur pour les soirées mondaines et les femmes élégantes s’habillent souvent en noir pour les grandes occasions (mais aussi pour les plus petites), qu’ils portent leur dévolu sur Yves Saint Laurent, Issey Miyake, Sonia Rikyel ou Agnès B. Une mythologie de la femme en noir n’a fait que se renforcer avec Musidora, Loulou, Edith Piaf, Lucrezia de Domizio. Le mélodrame populaire se confond ici avec le grand chic de l’art contemporain. Cet engouement ne peut pas être regardé comme un simple phénomène de mode, car quelles que soient les issues capricieuses des modes, le noir subsiste, avec plus ou moins d’intensité, comme une constante, une basse continue, inaltérable et se transmettant de génération en génération. Tout se passe comme si le noir du costume de la bourgeoisie triomphante du XIXe siècle s’est transmué par magie en une valeur universelle et avait touché tous les domaines de la vie moderne, même les plus insignifiants et les plus insoupçonnables, pour perpétuer autant une morale qu’une esthétique. L’art contemporain est riche d‘oeuvres noires, les unes parce que le noir est leur sujet majeur, d’autres parce que le noir est un bon support à leurs menées. L’art subit toujours l’ascendant du noir et est prisonnier de cette fascination, sans toujours en chercher la rime ni la raison. Ainsi le noir possède-t-il son histoire au sein de l’histoire de notre art – une histoire parfois déconcertante et d’une rare complexité. Et Beatriz Zamora en incarne l’un des hauts moments pendant ces dernières décennies, au Mexique, où elle a dû tant lutter pour imposer sa manière de voir et de penser l’art, mais aussi à l’échelle universelle, dans le monde des idées esthétiques qui métamorphosent les absides et les coordonnées de la création picturale. Pro Memoria I La monochromie en noir a été, depuis le célèbre débat théorique qui a opposé Kasimir Malévitch et Alexandre Rodtchenko, les suprématistes et les constructivistes russes, une préoccupation ayant occupé, et même hanté, presque tout le XXe siècle et se prolonge même de nos jours. Si l’introduction du noir dans la peinture occidentale est sans doute associée étroitement à la mode vestimentaire de la noblesse puis de la bourgeoisie enrichie pendant la Renaissance, la véritable origine de la monochromie noire demeure une énigme. L’hypothèse sur laquelle je jetterais d’abord mon dévolu (avec tout l’arbitraire du caprice) est littéraire. Elle est liée à l’imagination fertile et au talent immense de Laurence Sterne, auteur prolifique, qui est mort le 10 mars 1768, à midi précis, et mis en terre dans le nouveau cimetière venant d’être créé à Bay’s Water Road, non loin de Tyburn Gate. Dans la nuit du 24 mars, des résurrectionnistes sont venus exhumer son corps en cachette pour le faire parvenir à un professeur d’anatomie, M. Collignon, qui en a effectué la dissection peu après en présence de plusieurs personnes. Un des amis de l’écrivain, prévenu de l’odieux et macabre enlèvement et de la leçon publique organisée par le chirurgien, se présenta à Cambridge, poussa un cri en reconnaissant le visage de l’auteur du Voyage sentimental et perdit connaissance dans le teatrum anatomicum. En 1759, Laurence Sterne a publié à York un roman intitulé Vie et opinions de Tristram Shandy, gentleman. Cette extravagante autobiographie d’un homme prétendant se souvenir du moment exact de sa conception et qui se lamentait d’avoir vu le jour sur cette Terre plutôt que sur une autre planète de la galaxie, contient un chapitre, le douzième, qui met en scène deux amis inséparables, mais très dissemblables, Eugène et Yorik. Eugène n’a de laisse de raconter au second les calamités qui allaient s’abattre sur lui s’il ne se réformait pas et ne gouvernait pas mieux son existence, tant et si bien que le malheureux en tomba malade gravement et mourut en présence de son compagnon éploré. L’écrivain associe ce personnage à Sancho Pansa de Miguel de Cervantes et aussi à l’univers shakespearien, comme s’il avait voulu donner force et consistance à cette scène qu’on a du mal à prendre au tragique en dépit de la longue et pathétique agonie du pauvre hère qui a eu droit pour épitaphe : « Hélas ! Pauvre Yorik ! » Le plus étrange de l’affaire n’est pas que l’ombre du défunt entende répéter cette épitaphe dix fois par jour, mais que, sans la moindre explication, ce récit se termine par une double page où apparaissent deux grand rectangles noirs. Non, pas un mot de l’écrivain n’offre la clef de la conclusion singulière de la fin pathétique du malheureux Yorik. Il me plaît de croire que le double monochrome noir est le commencement d’une fiction pure qui est celle de la monochromie noire dont on ignore jusqu’à présent l’origine. Beatriz Zamora est née de cette fiction, qu’elle en ait eu connaissance ou non. II Il y aurait bien une autre manière de relater cette histoire tout ce qu’il y a de plus imaginaire. Elle est encore plus fantasmatique, bouffonne et quasiment proche du canular. Elle débute en 1882. Jules Lévy crée à Paris la première exposition des Arts incohérents. Deux ans plus tard, ce Lévy rédige un règlement comptant 13 articles précisant les conditions de la participation au salon des Incohérents qui n’a pas de jury de sélection. Une exposition est organisée le 15 février et une autre le 14 octobre. Pour cette dernière, on dénombre 170 exposants et 300 oeuvres. Le Tout Paris se précipite au vernissage. La quatrième exposition a lieu le 19 octobre 1884 et un catalogue est publié à cette occasion avec pas moins de 235 numéros et 85 reproductions. Une cinquième manifestation ouvre ses portes le 17 octobre 1886. L’année suivante, Bruxelles découvre une « exposition universelle burlesque », suivie d’une autre présentée à Rouen. Le succès est chaque fois considérable, si grand que Jules Lévy décide d’en finir et d’enterrer l’incohérence lors d’une cérémonie joyeuse aux Folies-Bergères le 16 mars. Alphonse Allais ne manque jamais l’opportunité d’envoyer une oeuvre de son cru à ces expositions avec lesquelles ils se sentait en pleine empathie car ils constituent une parodie du Salon officiel. Il y accroche un tableau, entièrement blanc, baptisé Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige et un autre, entièrement noir celui-là, au quel il a donné le titre de Combat de nègres dans une cave pendant la nuit. Aussi absurdes et comiques que soient ses monochroïdes (il y en a eu d’ultérieurs, un rouge et un jaune). On raconte que ce serait en réalité un certain Paul Bilhaud, un auteur de vaudevilles, qui aurait été le premier créateur de cette oeuvre mémorable, le Combat de nègres en 1882. Dans un ouvrage où il rassemble la totalité de son oeuvre picturale, l’Album prime avrilesque, paru en 1897, Allais écrit dans sa préface : «…j’eus l’occasion de voir avant qu’il ne partît pour l’Amérique enlevé à coups de dollars le célèbre tableau à la manière noire, intitulé Combat de nègres dans une cave, pendant la nuit. L’impression que je ressentis à la vue de ce passionnant chef-d’oeuvre ne saurait relever d’aucune description […] – Et moi aussi je serai peintre ! m’écriai-je en français […] Après vingt ans de travail opiniâtre d’insondables déboires et de luttes acharnées, je pus enfin exposer une première oeuvre… » Il est probable que l’imagination de l’écrivain ait inventé ce précédent. Quelle que soit la vérité de l’affaire, ce fameux Combat de nègres figure en bonne place dans le livre d’Allais. Cette peinture a fait école, aussi surprenant que cela puisse sembler, comme d’autres qui sont reproduites dans ce recueil. En 1910, Émile Cohl a réalisé un dessin animé, Le Peintre néo-impressionniste, où il a intercalé une scène entièrement noire figurant des « nègres fabriquant du cirage sous un tunnel ». La grande ère du canular accouchera peu de temps après de Dada et de ses insolences. III Je vois encore une ultime manière de prendre l’affaire, toujours dans une optique romanesque. On la trouve dans l’ouvrage écrit à quatre mains en 1967 par les deux grands écrivains argentins, Jorge Luis Borges et Adolfo Bioy Casares, les Chroniques de Busto Domecq. Ils y font l’éloge d’un peintre nommé José Enrique Tafas. Ce dernier s’est appliqué à composer des vues de Buenos Aires avec un réalisme scrupuleux « représentant ses hôtels, ses cafés, ses kiosques et ses statues. » Il n’a jamais montré ses toiles. Un beau jour, il a décidé de toutes les effacer « avec de la mie de pain et de l’eau du robinet. » Puis l’idée lui est venue de les noircir : « Il les recouvrit enfin d’une couche de cirage jusqu’à ce qu’ils devinssent complètement noirs. » Il a conservé leurs titres d’origine (« Café Tortoni ou Kiosque aux cartes postales.») L’exposition ne laisse pas indifférents les cercles d’avant-gardes de la capitale : « Devant la protestation formelle des groupes abstraits qui ne transigeaient pas sur la question des titres, le Musée des Beaux-arts fit un coup de maître en achetant trois toiles parmi les onze exposées, pour une somme globale qui laissa sans voix le contribuable. La critique officielle fut dans l’ensemble élogieuse, ce qui n’empêchait pas les uns de préférer une toile et les autres celle d’à côté. Tout cela dans une ambiance de respectueuse considération. » Tafas meurt en se noyant en pleine gloire et les deux auteurs nous apprennent qu’il avait alors en tête « un grand panneau sur un motif folklorique qu’il avait l’intention d’aller croquer dans le Nord du pays et qu’il aurait, une fois peint, passé au cirage. » L’ironie mordante de Borges et de son complice Casares, dans leur éloge comique de ce Tafas, se focalise sur l’art le plus radical de leur époque, dérivé du Manifesto blanco de Fontana, du groupe Madi sur les bords du Rio de la Plata ou encore de la peinture « froide » (ou hard edge) des Américains de New York. Elle laisse deviner une fascination pour la posture baroque et plus qu’absurde d’un peintre qui a éprouvé le besoin de respecter l’interdit qui pèse sur la représentation du visage humain et, plus généralement, de l’être humain dans le Coran et aussi chez les Juifs les plus orthodoxes. La mystérieuse passion du noir I Placer l’oeuvre de Beatriz Zamora dans de telles perspectives littéraires n’est pas pour me déplaire. Surtout depuis que je l’ai rencontrée. Notre rencontre eut lieu dans la grande cour vitrée de l’ancien couvent qui abrite désormais le musée Jose Luis Cuevas et où je présentais une exposition baptisée « Lecciones di tenieblas ». Mon ami Marc Sagaert, attaché culturel à notre ambassade, mais surtout mon complice dans cette aventure, m’avertit de son arrivée. Et je la vis : elle était entièrement vêtue de noir. Avec sa chevelure d’ébène et son regard sombre, j’eus et le sentiment troublant qu’elle était l’ambassadrice de son oeuvre, son expression vivante. Il émanait de son regard si noir une passion chaude et lumineuse. Une grande fragilité (je parle de son apparence physique) était contrebalancée par une force intérieure qui avait quelque chose d’inébranlable. Elle incarnait ce que Joseph Beuys appelait une «sculpture vivante ». Elle incarnait aussi toute l’histoire du noir dans l’art du siècle dernier, d’Ad Reinhardt à Josef Stella, de Lucio Fontana à Alberto Burri. Et elle manifestait la volonté farouche d’être le seul artiste au monde qui eut l’audace de construire un parcours esthétique intégralement fondé sur cette couleur. II |
Le noir est pure fascination. | |
par
Gérard-Georges Lemaire |
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(Extrait de la
première partie de l’ouvrage que Gérard- Georges
Lemaire écrit sur Beatriz Zamora qui va paraître cette année à Mexico). |
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mis en ligne le 23/05/2009 |