Dossier Mark Brusse |
Le regard de l'agneau |
par Jacques
Vallet |
Une sculpture récente de Mark Brusse met en scène un agneau sur un petit plateau, qui regarde vers le bas et découvre intrigué un crâne minuscule. Il semble dire : – Tiens, qu’est-ce que ça vient faire ici ? Regarde-moi ça ! C’est bizarre ! Qu’est-ce que c’est ? Le titre donné à l’oeuvre est : « Tiens ? » Toujours le même étonnement que Mark Brusse cherche à exprimer d’oeuvre en oeuvre. Avec une simplicité de plus en plus maîtrisée, de plus en plus évidente. Et une grande pureté d’âme. Ici, l’agneau est blanc, le plateau et le socle blancs, et blanc le tout petit crâne. La jeunesse et l’innocence confrontées à la mort : y a-t-il un autre enjeu dans l’existence ? Quelle utilité peut-on voir à la disparition de son être ? N’est-ce pas la perpétuelle interrogation de l’art ? Aussi pour évoquer ce travail, je m’en tiendrai à cette interrogation : pourquoi sommes-nous là ? Avec en arrièreplan, bien sûr, l’innocence d’un regard qui ne cesse de questionner et d’interpeller les autres comme le relève la plupart des commentateurs. Pour Kudo, la surprise que Mark Brusse éprouve devant le monde et sa façon de considérer le moindre objet comme une chose extraordinaire tiennent à ce qu’il a le « coeur pur et profond ». Et pour Anne-Claire Ducreux, « le regard de l’étranger qui découvre avec curiosité, bienveillance et humour tel un enfant qui aurait engrangé une part d’une sagesse ancienne ». (Tous les mots ici sont à retenir lorsqu’on entre dans l’espace Brusse : le regard de l’étranger, la curiosité, la bienveillance, l’humour, l’enfance...) Il est convenu que les artistes prolongent en eux le domaine de l’enfance. En fait, ils ne reviennent pas sur leur enfance, ils y sont toujours. Notons donc une part de jeu. « Heureusement, l’art n’est pas raisonnable », dit Mark Brusse. Lorsqu’il choisit, modifie et construit des objets, il ne cherche pas tant à déconcerter le spectateur qu’à l’inviter à jouer avec le réel. Le but du jeu étant, à travers les objets qui sont proches du public et dont l’artiste respecte la simplicité initiale, de dévoiler des choses essentielles. « Un coussin, dit-il encore, peut devenir un objet très chargé : la vie, l’amour, la solitude, le sommeil, la mort. » On a justement parlé de « mise en jeu ironique » (Anne Tronche). Chacun ainsi est invité à partager l’amusement de l’artiste. Il s’agit alors de se promener dans l’imaginaire sans quitter le réel. Mark Brusse a réalisé beaucoup de ses travaux à partir d’objets trouvés par hasard, des épaves de bois, des madriers, des planches, des clôtures, des portes... Un vieux parapluie, un martinet, un bout de chaîne... Une pierre, un grillage, un vieux traversin... Les éléments familiers viennent renforcer un accord profond avec la vie réelle. Et les formes créées par l’imagination deviennent viables, vivantes. Revenons à notre agneau. Dans l’univers de Mark Brusse, l’animal prend couramment le relais pour dire la stupéfaction, l’effarement ou l’émerveillement devant la vie. Là encore, le dialogue est élémentaire. Une simple mimique animale en dit parfois davantage que la littérature. C’est encore une façon d’exprimer la nécessité et la naïveté de l’être, de rejoindre le monde originel et ses temps d’innocence. Une façon de montrer de la considération pour la nature tout entière (avant que la raison ne l’ait complètement saccagée). Dans ce courant de pensée qui s’oppose à Descartes (les animaux considérés comme des machines qu’on peut démonter), on retrouve Montaigne qui rêve d’étendre « un général devoir d’humanité, non aux bêtes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mêmes et aux plantes... » Ou Nietzsche qui préconise « un sentiment au plus profond d’égalité, de compassion et d’unité avec tout le vivant ». Il y a également un fabuliste chez Mark Brusse, dans la lignée d’un La Fontaine qui affirmait une parenté d’âme avec le monde animal. L’art peut donc ici rencontrer la littérature. Je pense à Cyrano de Bergerac (1619-1655) qui, afin d’atteindre un pays « où l’imagination même fût en liberté », avait inventé d’étranges (et « soft ») machines pour se déplacer dans l’espace. Et affirmait : « Dans un homme il y a tout ce qui est nécessaire pour composer un arbre, et dans un arbre tout ce qui est nécessaire pour composer un homme ». Lorsque Mark Brusse imagine la renaissance de l’homme, qui perd de vieilles plumes grises et se métamorphose paré de plumes nouvelles aux couleurs vives, il intitule ces peintures: « Just like a tree ». Comme un arbre debout sur terre. Le chou que Cyrano de Bergerac croise dans ses étranges voyages reproche à l’homme de détruire la nature et l’apostrophe en ces termes : « Homme, mon cher frère, que t’ai-je fait qui mérite la mort ? […] à peine suis-je semé dans ton jardin que, pour te témoigner ma complaisance, je m’épanouis, je te tends mes bras, je t’offre mes enfants en graine, et, pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! » Dans les apparitions végétales de Mark Brusse, il n’est pas interdit d’entendre une plante ou un légume – une carotte blanche, par exemple – faire le même reproche à une tête d’homme en terre cuite. Je pense également à Armand Robin, « poète des buissons et des ronces » : « Je sens directement avec mon âme d’enfant Une fleur, un papillon, un caillou, une étoile libre... » « Puis j’ai regardé les nuages ; Je suis descendu d’eux ; en eux je traîne encore. » Dans cet univers de fidélité, de mémoire et de divination, le minéral, le végétal, l’animal interviennent au même titre que l’humain. L’enjeu est le même. Tout se range sous le visage d’une même nature. Quelle rigueur et quelle force ont alors les leçons que donnent les petites scènes organisées, les rencontres d’objets ! Souvent les protagonistes de ces assemblages sont une tête, un crâne, une pierre, une plante, un animal. (Ça peut être une tortue, un poisson, un crapaud.) Il y a souvent confrontation. Les éléments se font face et, interdits, ébahis, suffoqués, s’observent. Se considèrent. S’examinent. S’épient. Essaient de s’apprécier, de s’atteindre, de se toucher. S’effleurent. S’abordent. S’inspectent. Se sentent. Se tâtent. S’embrassent. Parfois il suffit qu’ils soient posés l’un près de l’autre, ils se contemplent. Contemplation... Méditation... Mark Brusse reconnaît une parenté avec l’art d’Orient où selon Elie Faure le monde extérieur n’est qu’un moyen de dire le monde intérieur (le « subjectivisme asiatique »). Évoquant ce qui l’avait touché le plus en arrivant pour la première fois au Japon, plus tard en Corée et sur les petites îles de l’Indonésie, il dit : « J’ai trouvé ce qui au fond était en moi ». Il précise : « Une reconnaissance des attributs de la vie quotidienne que je voyais autour de moi, sur les marchés, les champs de morts, dans les temples et les habitations. Toutes ces choses avaient un certain rapport avec mon propre travail réalisé bien avant de les avoir rencontrées en réalité. » L’intrusion de la vie ordinaire dans son travail est sa façon de toucher à « une conscience ou inconscience éternelle et universelle ». La fréquentation de l’Orient n’a fait que renforcer la sobriété et la densité de l’oeuvre. Dans ses pastels et ses aquarelles, la nature paraît ainsi épurée et « l’homme y passe à travers des forêts de symboles... » Mark Brusse y exprime l’essentiel de l’être : la mort, la vie, le sexe. Avec un imaginaire, répétons-le, constamment d’une extrême simplicité : le coeur comme un gros moteur rouge, les yeux qui mangent le visage, la cervelle et son réseau pensant, les langues amoureuses, la vulve dans la main... Dans un décor de nuages, de montagnes et de fumées. Il se dégage alors de ce monde une étonnante sérénité. Les singes pensifs, les esprits de la montagne, les poissons espiègles, les divinités domestiques, toutes ces créatures parlent d’un bonheur tranquille et émouvant. Et quand, interloquées, elles rencontrent l’incompréhensible – comme cet agneau pensif l’énigme de la mort – il peut leur échapper une exclamation de regret, de consternation ou de stupeur : « Tiens ? » .
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Jacques Vallet |
mis en ligne le 23/05/2009 |