Il est difficile, sinon impossible, de pénétrer dans le microcosme d’Esther Segal sans savoir qu’elle a éprouvé, depuis le commencement, le désir de ne pas s’enfermer dans une formule ou un genre. Elle aime le risque et n’a pas peur de remettre sans cesse en jeu les règles de sa conduite esthétique. Elle n’en suit pas moins des trames très rigoureuses. Mais loin d’elle l’idée de se dédier à une seule et unique discipline : elle cultive à la fois le théâtre, l’esthétique, la photographie, l’écriture. Chaque discipline a une incidence sur l’autre, comme si toutes ces pratiques différentes (en apparence si éloignées les unes des autres) finissaient par n’en faire qu’une, toujours redéployée sous des formes autonomes. Et elle n’a pas l’intention de renoncer pour l’instant à la moindre des cordes de son arc. Elle pressent qu’elle a besoin de cette diversité, qu’on pourrait croire une dispersion ou un éclectisme à la Pic de la Mirandole, pour avancer dans son aventure intérieure. Tout à la fois dramaturge et théoricienne, artiste et photographe, elle continue de faire ses gammes sur plusieurs instruments dont on perçoit assez vite les relations harmoniques et dialectiques. Elle me donne l’impression d’être une funambule qui doit affronter le danger et le vertige pour ressentir la griserie qui l’inspire et lui apporte l’énergie de poursuivre une quête hasardeuse – la seule méritant vraiment d’être vécue dans la sphère de la création de notre temps.
Comme je ne veux parler que de son œuvre d’artiste (même si les pièces de théâtre et ses autres travaux sont aussi de l’art, avec d’autres moyens, d’autres formes et souvent d’autres visées), je m’abstiendrai donc de toute analogie ou référence à ses diverses pratiques pour ne retenir que son rapport pour le moins singulier avec la technique de la photographie. Elle a choisi de travailler sur du papier photographique et non sur un papier destiné au dessin, à l’aquarelle, à la gouache ou à l’huile parce qu’il lui fournissait l’occasion d’effectuer un déplacement sémantique essentiel. Ce qui l’a intéressé au premier chef, c’est sa consistance particulière et sa faculté de se métamorphoser par émulsion. Mais quelle que soit sa nature intrinsèque, cette feuille de papier est en grande partie détournée de sa fonction initiale et la restaure dans une fonction traditionnelle, qui est d’abord liée à l’écriture. Mais ici, l’écriture est élaborée dans des termes aux antipodes de ce que la tradition épistolaire suppose ou de la lecture normale d’un livre. Elle a prémédité avec soin l’émergence d’une écriture qui n’est pas lisible, d’une écriture qui n’existe pas en dehors de son esprit. Elle conçoit la page à l’instar d’un ouvrage en braille, c’est-à-dire avec des caractères en relief. La ressemblance est frappante, mais à cette différence près (qui n’est pas indifférente) que ses pages sont noires et non pas blanches. Plus encore : quand on observe plus attentivement ces caractères, ils n’ont rien de commun avec ceux qui ont été inventés par Louis Braille. Elle n’en a retenu que le principe de base.
Ces œuvres m’ont fait penser aussitôt à l’essai de Denis Diderot, la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749). On peut y découvrir cette observation : « Si jamais un philosophe aveugle et sourd de naissance fait un homme à l’imitation de celui de Descartes, j’ose vous assurer […] qu’il placera l’âme au bout des doigts… » C’est un peu ce qu’exige de nous Esther Segal. À cette différence près qu’elle accentue l’impression tactile par ces pictogrammes produits par des trous d’aiguille sur le revers du papier : la partie visible est par conséquent en relief. Quoi qu’il en soit, cette tactilité n’est qu’un artifice (même si ces excroissances sont bien réelles) puisqu’il n’est pas question qu’on les frôle de la main. C’est l’œil qui nous fait éprouver la matérialité de ces signes. Elle exige de nous de faire l’expérience de choses matérielle pour le seul jeu de l’intelligence et de la sensibilité. Elle attends de notre contemplation autant d’abstraction que de sens du concret. Diderot insiste sur la traduction dans la géométrie de tous les objets du monde sensible : « il n’y a point d’objet soit dans la nature, soit dans le possible, que ces unités simples ne puissent représenter : des points des lignes, des surfaces, des solides, des pensées, des idées, des sensations… » En sorte qu’il imagine une forme d’écriture qui traduirait la réalité et même les fruits de l’esprit. Pour l’artiste, la question se pose autrement puisqu’elle part de deux alphabets, le premier étant latin, le second, hébraïque. Elle mélange ces deux systèmes pour rendre tangible une double origine. Mais aussi pour mettre en évidence la double nature de notre culture, dont on a toujours tenté de rejeter les fondements juifs. Cette écriture issue d’une idiosyncrasie n’a néanmoins de sens qu’en rétablissant cette dualité en la portant à une dimension universelle.