A travers les 32 photographies d'Esther Ségal, "Bois de corps",
l'artiste nous livre une méditation sur le corps humain, un corps
livré à la fois au passage du temps, à la mort, mais
aussi, paradoxalement, à l'éternité.
L'artiste nous montre, photographiés en noir et blanc, des corps voués
au châtiment de la métamorphose, plus précisément :
des visages, des torses, parfois des couples dénudés, mais tous
en posture hiératique, comme figée dans les cendres de l’au-delà.
Des corps qui n'ont plus rien de charnel.
Car, ici, la chair a totalement perdu son apparence de chair vivante et s’est transformée en écorce de bois mort : une écorce zébrée de scarifications, mouchetée de cicatrices, gangrénée de craquelures, comme les toiles des vieux maîtres. Il ne s'agit donc pas de l'écorce de fût gorgé de sèves, mais de celle des arbres ancestraux, avec leur tronc noueux, leur gangue épaissie par les siècles, une écorce qui ressemble à des méandres surréalistes, et l'imagination peut voir au choix : des cicatrices de lagunes asséchées, des parements de temples abandonnés aux parasites, des excroissances minérales surgies d'improbables déserts, des tableaux matiéristes de Dubuffet ou de Tapies.
Beaucoup de visages sont montrés en couples. Les yeux sont fermés, le souffle apparemment interrompu, le sang des veines s'est solidifié. On pense à ses amoureux endormis recouverts de cendres et de laves que l'on aperçoit aux détours des colonnades dans les décombres de Pompéi. Nombreuses sont les photos représentant le visage fané d'une femme aux yeux clos, un visage qui ressemble à une âme en bois aussi solide et définitive que le marbre d'une vieille tombe.
Etrangement
ces corps de bois semblent figés pour l'éternité dans
leur gangue rugueuse. Et cela leur donne comme une vie après la
vie, une vie qui n'est pas celle de la chair, mais celle de l’esprit,
une vie due à la
fusion du corps avec la nature, une nature qui n’est autre que le
grand Tout, un dieu panthéiste qui anime la nature, le "deus
sive natura" cher
aux civilisations païennes. Et si la mort était finalement
le nom de code de l’éternité ?
Bien sûr, le mythe de Daphnée revient ici en mémoire. L'histoire
de la nymphe poursuivie par l'ardeur d'Apollon et qui préfère se
muer en laurier plutôt que de céder aux ardeurs du dieu olympien.
De fait, la chair s'est faite arbre d'éternité, au point que les
feuilles de laurier sont devenues le signe distinctif de la gloire. Eros se mue
en Thanatos au moment même ou le dieu étreint l'aimée poursuivie.
Mais un Thanatos qui signifie d’abord une vie sous une forme autre que
celle de la chair, sous la forme de l’écorce immortelle.
Gérard-Georges Lemaire