Depuis vingt ans, Andrée Philippot-Mathieu travaille sur la notion
d’identité dans ses différentes acceptions (personnelle,
sociale, culturelle), en croisant à plaisir médias et techniques :
peinture, photographie, sculpture, image numérique… Ce qui
pourrait n’être qu’habileté ou virtuosité,
autrement dit, et cela serait déjà beaucoup, un art subtil
de brouiller les pistes et de décaler les regards, s’affirme
comme une démarche radicale de confrontation avec la photographie.
La photographie en tant qu’invention, procédé qui, dès
l’origine revendique la mimésis, la similitude, avec une claire
volonté de classer, de normaliser, de fixer l’identité.
Portrait composite, photo d’identité, identité judiciaire… Une
quête de précisions, de « garanties désirables
d’exactitude » soulignait Baudelaire, qui permettait à la « société immonde » de « contempler
sa triviale image ». Et il ajoutait : « Cet
universel engouement portait non seulement le caractère de l’aveuglement
et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur d’une
vengeance ». Contre l’art, la poésie, le génie….
L’industrie photographique se présentait ainsi comme « le
refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop
paresseux pour achever « leurs études ». La
charge est rude, excessive mais touche l’essentiel. Comment désormais
se confronter au réel, envisager la représentation sans sacrifier
au culte d’un narcissisme plus ou moins socialisé ? Andrée
Philippot-Mathieu établit des passerelles entre les différentes
techniques (peinture, photo) pour élargir le champ du possible. Elle
n’opère pas une synthèse illusoire, une synthèse
plus où moins équivoque, mais intervient au cœur même
de la contradiction, au vif des problèmes liés à la
perception et à la représentation. « J’utilise
la photographie parce qu’elle est plus qu’aucune autre expression
artistique, le reflet de notre temps en étant un témoignage
direct de celui-ci et par sa technologie toujours en évolution.
Je
me la suis appropriée dans ce qu’elle offre comme expérimentation
la plus large et la plus novatrice aussi, les manipulations numériques
grâce auxquelles je peux transformer le sujet ». La rigueur
de propos s’inscrit dans de vastes séries où se retrouvent
confrontés l’intime et le collectif. Red
Paintings (photographies
de portraits peints, de visages qui jalonnent son existence), Like
Paintings (portraits numériques picturalisés à l’ordinateur),
Identity Portraits (un rappel des portraits utilisés par
la police),
White frontal (portraits photographiques traités à l’ordinateur,
par l’apport d’une résine virtuelle induisant l’idée
de conservation), Nomadic Portraits (portraits réalisés
au cours de voyages selon le mode du carnet de croquis)… André Philippot-Mathieu
pense les contraires en actes par et pour une pratique entre captation du
réel, intervention tactile, manuelle (l’ordinateur en ce sens
réhabilite le geste), la nature ne se dévoilant que dans l’artifice.
La série de photographies réalisées à Paris,
en Egypte et en Chine (Signals) où l’artiste prend
au départ
la pose du touriste réalisant des "souvenirs" pour donner à voir
in fine des épures, comme autant de « signaux identitaires
inscrits dans la mémoire collective ». Encore et toujours,
penser visuellement les contraires : La structure et le sensible, le
témoignage et la connaissance, le subjectif et l’objectif, l’apparence
et la vérité, la conscience de soi et la représentation,
la référence et la découverte… L’identité de
l’intime au collectif, du privé à l’universel.
La photographie n’est pas ici une «servante» de la création
artistique, mais un moyen pour dépasser l’antagonisme premier.
Andrée Philippot-Mathieu ne pratique pas "l’entre-deux",
encore moins le compromis ou le mélange des genres. Son travail se
fonde sur une réappropriation voire une refondation de la photographie
et de la peinture. La mise en œuvre originale et risquée d’une
stratégie de la confrontation et du dépassement. La quête
d’une vérité concrète, sociale, pratique, au-delà des
apparences. L’œuvre comme vecteur dynamique et résultante
de la difficulté d’appréhender le monde. L’Unique
et sa complexité.
Les citations de Baudelaire sont extraites du Salon
de 1859. « Le
public moderne et la photographie », Oeuvres complètes,
tome II, Gallimard, La Pléiade, 1976, pages 514/619.
Robert Bonaccorsi