Le théâtre

Le politique, autrement ?

par Pierre Corcos

Regardons-nous ce que nous voyons ? Tant de filtres embués s'interposent entre la réalité et nous-mêmes ! La pauvreté, par exemple... Il y a l'habitude qui banalise (les pauvres font désormais partie du paysage urbain courant), les mots qui déréalisent (RMI, SDF... tous ces sigles transformant les pauvres en fantômes statistiques), les médias qui relativisent (les pauvres sont noyés dans les flots de l'actualité), et un jour, il devient urgent pour un auteur, Wallace Shawn, "d'énoncer l'évidence". Le texte qui nous est donné à entendre, "Fièvre", est justement écrit pour que l'évidence, enfin, nous saute aux yeux ! Acteur et scénariste (il joua notamment ces deux rôles dans le film, si attachant, de Louis Malle, "My dinner with André"), Wallace Shawn écrit : "L'injustice est brutale, sidérante, elle est partout et elle n'est pas du tout cachée : il est effrayant de constater que même les esprits les plus clairvoyants d'aujourd'hui n'en perçoivent, et encore de temps en temps, qu'une lueur". Il nous raconte l'histoire d'une femme riche, sorte de Candide pleine de bonne volonté, qui va découvrir, lors de voyages successifs et autour d'elle, l'odieuse pauvreté. Ce voir deviendra un savoir dont elle ne pourra plus se défaire... Dénuement, exclusion, souffrance, malédiction accablante écrasent une personne jusqu'à la plaquer au sol, où il ne lui reste plus qu'à attendre la mort, dans un grabat infect qui deviendra suaire... Elle n'est pourtant coupable de rien. Juste née du mauvais côté, dans la décharge où notre système inique abandonne ses rebuts. Comme le dit Lars Norén, le grand dramaturge suédois qui a, dans une extrême sobriété, mis en scène "Fièvre", ce texte "majeur, terrifiant(...), indispensable (...), décrit (...) ce que pour notre bien-être matériel nous sacrifions et détruisons". Seule sur scène, Simona Maïcanescu est presque dépassée par la virulence éthique de cette parole. Car il s'agit bien ici d'éthique, puisqu'il est surtout question de notre aveuglement et de notre insensibilité... Alors, l'éthique, est-ce le politique autrement ? Des puissantes évocations de la sorte, sur la pauvreté, nous en avons déjà connues au théâtre, et il n'y a pas si longtemps. Celle de Jean-Pierre Siméon par exemple, ou de Taïra... L'état des choses n'a pas changé depuis ! Sauf que rien n'est perdu : c'est une course de vitesse entre des représentations qui banalisent, et des paroles fortes, justes, qui fracassent notre indifférence. Kafka disait aussi : "Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous".

Joël Pommerat est un chercheur en matière de théâtre. Depuis que nous le suivons, il nous semble que l'un de ses points forts réside dans cette dialectique qu'il a su créer entre le monde le plus âpre, le plus aigu du réel social et celui envoûtant, soyeux du rêve... Son dernier spectacle, "Cercles/Fictions", peut ainsi être reçu comme une incitation à regarder, pour le distancier, le mauvais rêve collectif dans lequel l'imaginaire social nous a, depuis quelque temps déjà, installés. Tous les personnages de cette pièce seraient authentiques, et certaines histoires racontées sont horribles, triviales, dures; mais on ne trouvera pas cette linéarité suggèrant que nous évoluons dans l'espace/temps conventionnel de la réalité : on dirait plutôt les fragments oniriques d'une nuit tourmentée, celle de notre déshumanisation... Pénombre, bruits inquiétants, figures spectrales, odeurs diffuses. Avec Eric Soyer, scénographe, créateur de lumières, Pommerat a conçu une scène en cercle complet, permettant d'échapper au rapport frontal avec le public, à son aspect démonstratif : installer plutôt l'arène où les spectateurs ont des points de vue différents sur ce qui se passe. Et où confusément ils se ressentent comme pris dans la même nasse... On pressent que les relations entre ces scènes discontinues, hétérogènes constituent le véritable sujet de la pièce, génèrent du sens. Exactement comme dans l'interprétation des rêves... Le théâtre expérimental de Joël Pommerat ne délivre pas un message politique clair ou des "valeurs", mais il laisse les situations réelles, violentes, aliénées de notre temps exsuder leur psychologie profonde, dévoiler leur face d'étrangeté morbide et nous surprendre. Paradoxe d'un théâtre hypnotique qui s'entend à nous... réveiller.

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Le th&eacute;&acirc;tre : Le politique, autrement ? par Pierre Corcos
mis en ligne le 11/05/2010
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action d'éclat