Une peinture dérangeante : ce qualificatif,
bien qu’éprouvé à l’instant, vous paraît
aussitôt insuffisant. Que se passe-t-il ? Votre regard cherche à nommer
ce qui le déchire. Il y a bien là des figures, et qui pourraient
tenir dans des noms. Cependant, à peine nommées, elles débordent
ce contour et remuent l’espace et le troublent et vous obligent à exiger
davantage. Davantage de quoi ? De vision, sans doute, car la forme ici
reconnaissable appelle de l’inconnu, et l’appelle en vous, comme
si le visible n’était qu’un masque posé sur une
force en train de sourdre. Il y a de l’élan dans l’espace,
et du rêve et des visages, des fleurs, des nourritures, des signes :
des signes surtout qui, chacun, sont des appelants. Et secoué par
ce qui frémit en eux, vous voilà dans l’attente d’une
apparition, laquelle est déjà là pourtant puisque sa
matière s’anime dans vos yeux tout en conservant son mystère.
Est-ce parce qu’il s’agit de la chair des dieux ? Vous avez,
dès le premier coup d’œil, identifié Chronos ou
Bacchus ou saint Pierre ou Marie ou la demoiselle d’Avignon, mais ces
gens-là ne sont pas eux-mêmes tant que la substance qui les
compose n’est pas devenue la couleur de votre imagination. Cet échange
ou, plutôt, cette émanation vous unit à leur apparence…
Le Festin des dieux, annonce ChantalPetit en alignant ce qui porte d’abord
le nom de « peintures » et, très vite, change de
nature par l’imbrication des pleins et des vides, le foisonnement des motifs,
la variété des postures et des couleurs. De tout cela jaillit soudain
LA peinture, celle qui ne répugne pas à construire des personnages
et à les doter de cette viande incroyable et vivante faite de bleu, de
rouge, de jaune, de vert, de noir, de blanc : faite de tout cela qui, fort
peu viandeux dans son énumération, devient pourtant chair volumineuse,
chair visuelle, chair énergique… Et
ce rouge, si magnifiquement rouge, est, en soi, bien plus charnellement corporel
que n’importe quelle représentation du corps de saint Pierre,
tout comme l’est aussi, derrière lui, la tête de Marie
telle que vue par le Caravage. Le plaisir de reconnaître l’origine
de la figure s’abîme dans l’impression saisissante de sa
beauté. Mais qu’est-ce que la beauté sinon ce qui vous
désespère de n’en être jamais que le spectateur ?
Ailleurs, un chien attablé dresse une main quelque peu difforme et,
levant les yeux dans la direction qu’elle indique, vous voyez une sorte
de tambour dont la surface change de couleur comme changerait l’espace
au gré des sonorités. Peut-être consomme-t-on des miracles
au Festin des dieux, à moins que la profusion dont est entouré Socrate
ne soit à l’image de sa pensée, mais salamandre, bigorneaux, épluchures,
compotiers, gâteaux zen, poisson rouge sont-ils des choses ou des couleurs ?
Les yeux mangent les secondes pendant que la mémoire énumère
les premières parce qu’elle n’en finit pas d’être
la machine à mots.
Comment voir autre chose qu’une tête dans une tête ?
Autre chose qu’une horreur dans la mastication d’un corps d’enfant ?
La bouche qui commet cela est au milieu d’un visage hirsute qu’illumine
un regard halluciné… Mais non, l’anecdote a beau être
inévitable, ce n’est pas elle qui vous marque : c’est
toujours le mouvement et cette qualité inestimable qui proportionne
les figures et l’élément spatial. Vous regardez Bacchus
et vous voyez une végétation aérienne, une légèreté,
un envol qui s’arrache à la surface tout en y étant ancré par
une carafe de vin, un compotier, une grappe de raisin : autant d’attributs
qui sont en réalité l’équivalent d’un gué pour
le regard. Rembrandt, l’âne et la Chamane forment une trinité troublante
dont la présence massive est un indéfinissable foyer d’énergie…
Trente-trois scènes, trente-trois surfaces d’illusion – comme disent certains – et pourquoi pas trente-trois icônes ? Mais les icônes d’un désir de donner à voir ce que les images sont faites pour cacher montrer. Une chose est là, que la représentation ne représente pas, mais qui n’existerait pas sans cette avant-scène. Quelle est cette chose ? La peinture, sans doute, puisque rien ne serait présent sans son exercice : la peinture dans son ambiguïté d’affirmation et d’auto dénonciation puisqu’il lui faut aujourd’hui être double pour trouver sa place. Cela posé, les dieux peuvent ici manger leur propre visibilité pour délivrer ce qu’elle dissimule et qui est la métamorphose (divine elle aussi) de l’énigme figurative en fable visuelle…
Bernard Noël