Même si certains ont tenté de
(faire) croire à sa disparition ou, et ce sont souvent les mêmes, à son
retour, la peinture, en fait, c’est-à-dire dans ses faits et
gestes, dans ce qui la constitue, semble inépuisable. Croire à cela,
penser avec cela, pour un peintre, ce n’est pas se poster en héritier,
c’est au contraire s’ouvrir à ce qui vient : et que
ce qui vient puisse prendre la forme du tableau, tel est le sujet d’étonnement :
quelque chose qui recommence et qui continue, à chaque fois, une masse
discontinue faite d’encoches qui sont à comprendre, toutes,
comme des tentatives ou des repentirs, comme des traces en direction d’une
seule chose qui serait la peinture, et alors tout entière.
Par exemple un peintre qui s’appelle ChantalPetit et qui fait cela
depuis déjà longtemps, c’est-à-dire, pour ce qui
la concerne, elle, depuis toujours – quelqu’un, donc qui, par
séries ou par attaques successives, s’en prend à la peinture
tout entière et cherche à la rencontrer, chargée de
tous ses souvenirs et pourtant comme pour la première fois, voici
donc qu’il (qu’elle) décide de venir à elle par
la voie du paysage. Une voie qui, on le sait, a été, l’une
des plus fréquentées, l’une des plus importantes (la
venue de l’art moderne peut se raconter comme une longue descente dans
un paysage dont on aurait fini par sortir) puis qui a été oubliée
ou tout au moins négligée, laissée d’un côté aux
peintres du dimanche et de l’autre à la photographie. Une voie,
donc, quelque peu endormie ou, plutôt, dormante : or ce que l’on
voit dans les tableaux de ChantalPetit qu’on peut appeler des paysages
ou qui, du moins, se sont affrontés à la question, c’est
justement le point où cette dormance, gorgée de toutes ses
légendes (de tous les rêves de la peinture), s’éveille
et je le veux le dire très simplement : c’est cet éveil
qu’on voit.
Imaginez cela : une gigantesque falaise qui s’ébroue, une
suite de prairies et de marais qui s’enfoncent en se dissolvant plus
ou moins les uns dans les autres : il ne s’agira pas de la réalité (celle
des champs, des marais, des falaises), mais d’une idée :
dans son éveil le paysage revient comme une idée de lui-même – ce
dont il s’agit c’est de voir ce que cette idée (cet éveil)
fait à la peinture.
Chaque élément reconnaissable (haies, cases, champs, jardins,
collines, eau, horizon) est là d’abord comme un signe, une trace :
indication de l’idée au sein du paysage qui fait masse, qui
n’est pas, surtout pas, tel ou tel paysage renvoyant à tel ou
tel endroit de la Terre, mais qui est un paysage-générique,
un paysage-idée : qui s’éveille en lui-même,
comme un rêve qui se tournerait sur lui, emportant dans son mouvement
encore incertain les couleurs et les lignes.
Les couleurs et les lignes du paysage : oui, eux-mêmes – ce
qui veut dire (car le paysage traduit sans fin toutes ses langues les unes
dans les autres – les animaux sont les interprètes des végétaux
et ainsi de suite) des histoires de feuilles roussies et de verts impalpables,
une sorte de jade fondu ou de menthe pourrie, des éclats de chaux
ou de cendre, de la brique pilée, des reflets, des mousses, des coulures,
autrement dit tout un cortège de matières et aussi, faudrait-il
dire, d’odeurs et même de goûts et de sensations tactiles.
Mais d’abord, parce qu’il le faut, parce que c’est, on
n’y peut rien, le minimum pour qu’il puisse y avoir paysage,
un effet-horizon séparant, quelque chose « terre » de
quelque chose « ciel » puisque le paysage a lieu (et
là encore c’est lié à son idée) dans l’effraction
du jour, puisqu’il est l’énergie matérielle qui
vient avec le jour, soit aussi ce que nous nommons (ou nommions) l’étendue.
L’étendue, qui serait devant la peinture comme le fantôme
de sa possibilité, ou comme une sorte d’infusion : un devenir :
celui de la peinture s’ouvrant dans le paysage et du paysage s’ouvrant
dans la peinture, naissance fragile et en même temps violente dont
partout se voient les effets, c’est-à-dire, cette fois, l’effusion :
aspersions, éclaboussures, jets, éclats, coulées, et
jusqu’à un grand geyser gris rayant la surface pour l’ouvrir :
le devenir-paysage que peint ChantalPetit n’est pas le fruit d’une
gestation lente, progressive, mesurée, il s’agirait plutôt
avec lui d’une irruption – un éveil, oui, encore une fois,
mais charriant dans son jour ébloui toute une charge nocturne, tout
un orage de ferments.
Jean-Christophe Bailly