Celui que les surréalistes avaient surnommé "le
grand serrurier de la vie des temps modernes" trouvait son inspiration
aussi bien dans le roman noir que dans l'Apocalypse, dans "Le Magasin
pittoresque" (!) que dans Homère, dans l'Encyclopédie
du docteur Chenu que dans l'oeuvre de Dante... Ses thèmes ? Il use
sans vergogne des lieux communs du romantisme ! Son style ? Il s'inscrit
dans la rhétorique la plus classique, voire pompeuse. Mais peu lui
importait, à ce potache surdoué - dont certains universitaires
interprètent l'oeuvre comme une géniale mystification - les
sources, les références, la tradition littéraire, car
il s'amusait avec, les détournait, les emportait aux confins du délire.
Non, ce qui le guidait, c'était l'Image !... Oui, mais toutes les
métaphores s'usent, s'estompent, s'endorment dans la banalité du
langage parlé, ne font plus mentalement voyager. Alors, visionnaire
halluciné, Isidore Ducasse (on l'avait reconnu) va faire du neuf avec
de l'ancien, et accoller, par un sens admirable de l'hétéroclite,
des réalités qui n'ont rien, vraiment rien à faire ensemble...
en tous cas dans l'esprit normal de l'homme moyen et dans ses classifications
programmées. "Toi, jeune homme, ne te désespère
point; car tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire.
En
comptant l'acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis!" ou
: "... beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection
d'une machine à coudre et d'un parapluie.". "Les
Chants de Maldoror", on le sait, regorgent de ces images superbes,
improbables, qui épaississent la couche d'étrangeté du
réel
: "O poulpe, au regard de soie ...". L'étonnant
Malcolm de Chazal prolongera, moins d'un siècle plus tard, cette folle
dérive
des images, contrariant les esprits rationnels - lesquels veulent toujours
s'y retrouver, même au coeur de l'imaginaire -, et Michaux injectera
le carburant des hallucinogènes dans la fabuleuse machine à inventer
des images en mots... Bref, lorsque Pierre Pradinas a décidé,
en l'adaptant, de monter Les Chants de Maldoror, il y a, outre le
comte de Lautréamont, derrière lui déjà les surréalistes,
la poésie sous mescaline, le cinéma fantastique, l'art psychédélique,
enfin l'imagerie virtuelle, le numérique, etc...
Pourtant, voilà qu'aidé d'un
seul comédien, le talentueux David Ayala - il a ce qu'il faut de frénésie
dans le corps, d'égarement dans les yeux -, qui, tour à tour
prédicateur, dandy, crooner, enfant halluciné, imprécateur,
déclame ces mots prodigieux, Pradinas a fabriqué un spectacle, à la
fois éblouissant et bizarre, sur les puissances oniriques du verbe.
En bon magicien de la scène, il n'a pas oublié quelques films
déconcertants, et deux ou trois éclairages suggestifs, enfin
la musique, cette vieille ensorceleuse...
Et il a choisi, intuition téméraire,
les Pink Floyd ! Tout cela est si fragile, le charme peut éclater
comme une bulle de savon, d'un coup ! À travers le corps, les jeux
d'Ayala, et dans l'espace symbolique que Pradinas a conçu, Lautréamont
parle... Il a subverti l'écriture de l'intérieur (on se dit
: avec ce lyrisme outré, emphatique, il se moque de nous), nos repères
se brouillent, et il nous envoie des images somptueuses, extravagantes, incantatoires,
formules ésotériques d'une cérémonie secrète.
L'enjeu théâtral n'est pas plus un "drama" qu'une
thèse ou une critique, non, c'est un "trip" sans acide,
une série discontinue d'images et de mots aberrants et magnifiques...
Celui qui, sur un livre étrange, somnole et peu à peu sombre
dans le rêve, mêlant son erratique lecture aux phosphènes
et aux premières images, associations oniriques, voit, éprouve
ces phénomènes, procédant comme d'un monde parallèle,
effrayant et sublime.