Vous
qui franchissez ce seuil, renoncez à tout ce que vous savez sur l’art
moderne.
Vous vous retrouvez maintenant dans un univers qui n’est plus celui
de la peinture. La peinture, Gilles Ghez l’a mise en boîte, au
propre et même au figuré. Il l’a transposée et réinventée
dans un espace qui lui était interdit – celui d’une tierce
dimension. Mais loin de lui la tentation de tabler sur la sculpture. Non. Il
avait une autre idée derrière la tête : faire du tableau
un tableau vivant – ou, plus exactement, un tableau vivant traité comme
une nature morte - mais une nature morte qui aurait une autre vie… Quoi
qu’il en soit, il institue une nouvelle peinture d’histoire, avec
une nouvelle conception, un esprit nouveau et de nouvelles perspectives.
Inutile de vouloir situer à n’importe quel prix Gilles Ghez
dans le temps de la création moderne. Moderne, il l’est, par son
audace, son originalité absolue et, plus encore, par sa volonté intraitable
de s’identifier à un quelconque groupe, mouvement ou courant artistique.
Tout grand créateur est un électron libre. Or Gilles Ghez est
un électron libre, dans sa manifestation la plus insolente.
L’œuvre d’art est d’abord pour lui une invitation
au voyage. Que de marines sur ces murs ! Des jonques, des paquebots, des
liners, des vapeurs, toutes sortes de navire appartenant à une époque
révolue – celle de Paul Morand, de Rudyard Kipling ou encore de
Joseph Conrad. S’il nous fait voyager dans le temps et à travers
l’espace, il provoque ce dépaysement par le biais d’emprunts
de mille et un genres : la littérature, nous l’avons compris,
mais aussi le cinématographe, les bandes dessinées, les revues,
les photographies anciennes, les panoramas et les jeux de l’enfance.
Il ne procède pas par citations ou collages, mais en suscitant allusions
par rafales et d’extravagants exercices mnésiques. En sorte que
nous sommes conviés à un grand festin de la mémoire. De
la mémoire oublieuse. De la mémoire capricieuse. De la mémoire
joueuse. De cette mémoire qui est la matière première
des rêves.
Dans cette exposition, vous aurez la surprise de voir le héros de
toutes ces aventures qui se déroulent le plus souvent en Chine et aux
Indes de l’ère edwardienne, ou sous d’autres cieux saturés
d’exotisme et de mystère (bien que l’on soit en règle
générale sur le point d’embarquer), l’impénétrable
Lord Dartwood - à l’élégance si raffinée
et à l’esprit si ambigu -, s’allonger avec délectation
sur le divan d’un psychanalyste. Mieux encore : d’une psychanalyste.
Se soumet-il au rite que suppose ce dialogue de sourd ? Loin s’en
faut. Ce qui est certain, c’est que notre énigmatique agent secret
voit ses rêves se concrétiser dans le cabinet de la praticienne
sous les formes les plus baroques, entrant même en lévitation
tandis qu’une fantasmagorie subtropicale s’installe sans vergogne
entre les quatre mur de ce petit théâtre de l’inconscient
et, à leur tout, sont soumis à d’étranges métamorphoses.
Chaque œuvre est le fragment d’un rêve. Le rêve est
le fragment d’un récit. Chaque récit appartient au grand
roman-feuilleton que Gilles Ghez a pensé et exécuté dans
ses propres termes, avec une pointe aiguë d’humour et une haute
dose d’ironie, tout au long de sa vie de créateur. D’un
créateur hors pair, d’un dandy, d’un esthète, qui
figure parmi les meilleurs et les plus singuliers que notre culture a pu engendrer
récemment. Car les rêves dont il nous régale sont des rêves
qui se partagent avec délectation dans ce rapport amoureux que l’art
autorise, quand art il y a.
Gérard-Georges Lemaire