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Point de vue
Filmer la peinture : tuer lhistoire, ouvrir le silence |
par Jean-Paul Gavard-Perret |
Peindre ne constitue pas en soi un événement important : du moins jusquà il y a une vingtaine dannées avant que lart devienne plus " action " que résultat de cette action. Il nempêche quun des rêves récurrents des cinéastes a souvent été de, puisant à la source de limage, filmer les peintres au travail comme sil sagissait de lui voler son secret. On la vu avec des films qui ne sont pas forcément des échecs : le " Mystère Picasso " mais tout autant avec les films sur Giacometti et Pollock, voire Mathieu ou Dali. Sans être donc des erreurs ces films pouvaient-ils cependant engendrer autre chose que des impasses ?
Le cinéaste croit en effet en un acte de ferveur entrer et faire entrer " dans le secret des dieux ", dans le creuset où tout commence. Pourtant le geste de peindre est en lui-même un épiphénomène, un fait qui ne constitue pas en lui-même un événement important. Dautant que, ainsi filmés et médiatisés, ces actes (gestes) de création ne constituent le plus souvent - et plus ou moins consciemment de la part du cinéaste lorsquil se veut fidèle témoin que la charpente dune trame " romanesque ". Le cinéaste nomet en effet dans son vu de piété quun point majeur : lévénement action-de-peindre ne signifie jamais en tant que tel. Son instantané devrait se reconstruire en amont à travers un réseau de résonances et de reconnaissances autant quen aval par une histoire individuelle ou collective qui lui donnerait son sens. Mais tout cela échappe le plus souvent à ceux qui rêvent de saisir le travail du peintre.
On sait pourtant Godard lavait pressenti très tôt que ce qui compte dans le travail de lartiste est moins le geste que les " temps morts " : les avant et les après. Tout un mécanisme de reconstruction définit et donne éventuellement au geste une signification, toutefois le " romanesque " filmique croit, depuis toujours, à lévénement comme sil sagissait dune évidence. Il est généralement le fléchage de la fiction de la peinture mais jamais sa fission. Filmer la peinture revient forcément à buter sur limpossibilité de la saisir. Tout réalisateur qui entreprend cette gageure ressemblera au héros de lAmérique de Kafka : Karl Negro, qui croit à une marche vers la vérité de la création alors quil ne saisit que du vent.
Le cinéaste nest pas le seul responsable de cette conduite forcée vers un échec de la représentation. Lartiste qui se prête à ce jeu est tout aussi responsable. Se prêter à une telle mise en scène, cest faire parler à luvre un langage qui ne lui appartient pas, cest faire " du cinéma ". Pollock, à la fin de sa vie, après sêtre soumis à cette mascarade, la reconnu. Il a joué, dit-il, " larchétype du héros à la virilité conquérante qui combat et conquiert. " Il a précisé aussi une évidence : " la peinture ne tient pas à ces prises de vue sans ombre et dans la transparence absolue des instants où le peintre naffronte rien si ce nest un il qui le regarde et dont il se veut le complice " (in H.J. Politzer, Parable and Paradox, New York, MOMAS Press, 1962). Le film " sur " la création picturale jouant le jeu de la proximité ne fait quéloigner : il renvoie en écho à la création une sorte dabîme. Ne reste plus " de " luvre quune forme dépave, doubli.
Trop souvent en effet le film sur lartiste au travail demeure une fiction qui ne repense pas la création mais re-présente un peintre devenu acteur (héros), exécutant et exécuteur dun scénario (basse uvre) qui lui échappe (même sil la orchestré). Le film possède ainsi une force (ou une faiblesse) dabrasion et représente avec justesse une forme déchec. Montel, Sollers ont ainsi estimé à un degré ou à un autre quil y avait là faillite du reportage par intrusion de linsertion de lartiste en tant que " star " dans le corpus de ce qui devient forcément fiction ( Jean-Claude Montel, La littérature pour Mémoire, Septentrion, Lille, 2000 ; Philippe Sollers, Roman damour, in Art Press n° 256).
Demeure toujours, non une présence, mais une excavation. Le film nest pas comme on la cru par exemple dans le cas du Clouzot-Picasso lenclencheur mais le schifter dévorant qui broie de la peinture. Le philosophe Algo G. Garganti la récemment rappelé dans un article en mettant bien en évidence la problématique inhérente à de tels films et à la donnée " immédiate " de leur bonne conscience : " Une telle présentation ne peut être considérée comme un événement que relativement à un schème conceptuel dans lequel le peintre lui-même prend valeur de mythe conforme à toute une tradition occidentale qui fait de lartiste, lorsquil réussit, un héros de lHistoire " (Passage dencre n° 14).
Cest cette héroïsation qui commande la représentation et qui demeure un complexe de modèles et de paradigmes sur lequel se déroule une apparence de réalité. De tels films marquent ainsi très souvent un éternel retour de lillusion expressive, comme sil suffisait que lartiste fasse un peu de cinéma pour rendre compte de la création en tant que " monstre ", comme la définit Montel.
Or, la monstration du " monstre " ne peut passer par de tels mont®ages : il sagit alors tout au plus dune copie, dune digression, dun apparentement qui ne déjouent en rien les poncifs de la représentation admise mais qui les renforcent. Barthes lavait senti et exprimé dans Critique et vérité : fonder la vérité du travail de lartiste par une telle mise en scène, cest " accéder à une autre logique que celle de la création : on ne touche en rien à la région nue de lexpérience intérieure " (Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Le Seuil, 1966. On lira aussi à ce sujet de Paul Ricoeur : Mémoire, Histoire, Oubli ainsi que, dHenri Maldiney, Art et existence). Ainsi le film ne peut que développer une autre langue et dérouler autrement le tissu de la création.
Même pour des films plus quhonnêtes et " cultes " tels que " Le mystère Picasso " ou la série de films sur Pollock, les cinéastes ont créé des trous dans la convention tacite de la représentation du peintre à luvre (le choix pertinent de la transparence du support, par exemple, dans le film consacré à Picasso). Pour eux il ne sagissait plus de " rapporter " un événement, mais de le décrypter. Ont-ils pu montrer ce qui se cache derrière ? On peut en douter, car le parti pris dune sorte de narrativité pour tenter de " dire " la création ne peut saisir les conditions profondes de cette création.
Le réel (ne parlons pas de vérité) reste forcément excorié, ne demeure que sa pure structure de surface référentielle et événementielle. Ce que Stanislas Rodanski appelle les " horizons perdus de la création " ne peuvent en conséquence surgir. Seule une quête, dans une perspective chère à Blanchot, où léloignement de lévénement pourrait faire le jeu dune autre proximité plus intéressante. Cette distanciation créatrice à lévénement Julien Gracq parle à ce sujet du " non engagement déterminé dans le refus du mode narratif par rapport aux coordonnées admises pour la remplacer par une vision extrême, une clarté confondante " (cité par Yan Cirey, Art Press n° 257) permet seule de quitter la stratégie du fortuit : cest refuser de faire basculer la création du côté du factice, de la théâtralité. Cest le seul moyen datteindre les choses ou le néant qui se cachent derrière la création et que cela se mette à suinter à travers.
Il conviendrait ainsi de casser la logique factuelle jusquà la fragilité irréversible dune narration qui ose plonger dans labîme sans quil ne soit jamais fait appel à des événements (gestes) de création. Celle-ci en effet nest pas un événement, une facticité. Lenvisager ainsi ne représente que ce que Pinget nomme " le songe du songe ". La quête du sens de la création prend des tournures paradoxales qui échappent à la pure re-présentation in situ. Tout ce qui pourrait ressembler à une biographie de la création devrait faire émerger une systase de pièces génératrices qui pilonne la prétendue vérité des faits (comme il y a une vérité de nature). On en reste bien loin dans la plupart des stratégies narratives des films qui tentent de montrer un peintre " au travail ".
Montrer un artiste au travail nest quune idéalisation très influencée par la rêverie, qui ne montre que la splendide limpidité du leurre. " Montrer " le travail dun artiste doit sinscrire dans la stratégie dune écriture filmique capable de déchirer la limpidité du montrable pour atteindre cet " incompossible " dont parlait Deleuze. Seulement, dans ce cas, lon se trouve non face à de la création mais devant lécriture en défi de lévidence pour nous permettre de pénétrer au cur de ce qui se fomente. Alors lécriture filmique ne mime rien, elle déchire. Ce rêve, cet espoir ne sont pas neufs : dans ses Cahiers, Valéry, se disant lui-même atteint d " apollinisme aigu ", espérait de telles façons denvisager la création. Dans le Cahier 18 il écrivait : " Jai toujours songé à un film sur la peinture fondé sur le minimum dexcitation directe et sur le maximum de recours aux propriétés intrinsèques du langage. " Dans un tel film sur lart comme dans lart lui-même, ce qui arrive nest donc rien dautre quun pur effet de langue dans la mesure cependant où cet effet est capable de nous apporter un trouble nouveau, ou au moins de nous donner le moyen denvisager le rapport de lartiste au monde et à nous-mêmes avec de nouvelles facultés. On laura compris : filmer la peinture en action sous prétexte que cest là que tout commence reste une vue de lesprit. Cest là que tout finit, ce quil faut prendre en compte cest lavant. Le film sur le travail des peintres a donc un bel avenir : les moyens pour y parvenir sont multiples, il " suffit " de tenter une écriture filmique qui ne copie pas mais à sa manière réinvente les gestes dorigine et ce qui les initie. |
Jean-Paul Gavard-Perret |
mis en ligne le 18/01/2003 |
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