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Dossier Christian Babou :
Christian Babou,ou « louvrier dans son art » |
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par Jean-Luc Chalumeau |
La découverte du plaisir assumé dans la peinture va se poursuivre avec les Gargouilles, Ornements, Entraves et Bastides, mais cela nira pas de soi. A un certain niveau, lart est difficile, sa perception exige un long travail et il en a été a fortiori de même pour son élaboration. Car cest bien de désir quil sagit ici, comme chez Cézanne, et lon sait que les figures du désir ne sont jamais celles de la simplicité. Prenons comme exemple ladmirable série des Églises Byzantines. Ces églises, progressivement devenues des mosquées à partir de 1453, incarnent un immense choc culturel qui passionne Babou.
En 1997, Babou a loccasion deffectuer un séjour de plusieurs semaines à la résidence de la Mosquée Bleue dIstanbul (Sultanhamet) et dexposer les tableaux faits sur place à la galerie Siyah-Beyaz dAnkara. Il reviendra en Turquie, notamment en 1999, pour travailler et présenter les Eglises Byzantines aux Instituts de Thessalonique et dIstanbul ainsi quà Skopje, galerie Daut-Pasim Aman. Les Églises Byzantines sont une étape importante dans litinéraire de Babou car elles lui permettent dexprimer un certain stade de la couleur " où la couleur semble faire obstacle à elle-même ", observe le directeur de lInstitut Français de Thessalonique, Jacques Soulillou. La série offre la particularité de présenter centralement des architectures sacrées (Sainte Théodosie, Saint Théodore, Saint Jean-Baptiste in Trullo, Église de la Vierge Bienheureuse, Église du Christ Pantocrator etc.
), toutes recouvertes en presque totalité dun voile monochrome. Seules, sur les bords, de minces franges non voilées laissent apparaître les couleurs de Sainte Théodosie (bleue) ou de la Vierge Bienheureuse (jaune et verte), sinon, la première église nous apparaît enfouie sous le jaune et la deuxième sous le rouge. Par ce dispositif optique et chromatique, Babou " traduit à sa manière ce formidable événement dont lécho nous parvient du fond de lhistoire que fut lenfouissement de Constantinople sous lhistoire dIstanbul, qui naurait pas disparu mais serait désormais devenue accessible indirectement à nos regards et à notre mémoire au travers dun voile immense et coloré tendu sur la ville " (Jacques Soullilou).
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Christian Babou, Prophète Elie, 1999, Thessalonique, acrylique sur toile, 195 x 97 cm.
Christian Babou, Sainte Théodosie, 1999, Istanbul, acrylique sur toile, 195 x 97 cm. |
Tout en restant impeccablement " figuratif ", Babou a rejoint avec une apparente déconcertante facilité les parages de la formule atteinte entre 1917 et 1919 par Mondrian lorsquil mettait en place le dispositif symbolique couleur/matière, blanc/vide. Mondrian avait commencé par des plans de couleur et de blanc, encadrés par des lignes qui sagrandissaient dun tableau à lautre jusquà devenir analogiques par rapport à la surface à lintérieur de laquelle ils sinscrivaient (le procédé du voile non totalement recouvrant selon Babou nen offre t-il pas un équivalent troublant ?). Puis, dans un deuxième temps, la surface transparente des compositions de 1917 prenait plus dimportance, et cétait à partir delle que la toile était organisée.
Mondrian avait établi la couleur comme matière et la somme des couleurs comme vide. Babou prend bien soin den rester à la matière-couleur ; ce peintre ressuscite Constantinople : la chromatisation par le voile coloré est ici retour à la vie. Aller au-delà, comme Mondrian (la somme des couleurs aboutissant à la non-couleur, au vide), ce serait aller à la mort (" il sagit dune pensée qui souvre dans la mort " a écrit Julia Kristeva à propos des théories de Mondrian), ce qui est totalement exclu par Christian Babou, peintre du désir et de la vie.
Lart exige un énorme investissement de travail (Babou reste chaque jour de dix à quatorze heures devant son chevalet). Il suppose aussi de la part du créateur un grand savoir, qui est également exigé du spectateur (ce dernier le possède rarement, doù tant de malentendus et incompréhensions, dont Babou a été et est toujours victime). Ce sont tout ce travail et tous ces savoirs qui forment rempart autour de luvre tout en étant les conditions de possibilité du plaisir quelle peut procurer. Or les tableaux de Babou offrent un grand plaisir, toujours renouvelé. Quelle est donc la nature du savoir qui la rendu possible ? Savoir technique sans doute (nul besoin dêtre expert pour le deviner considérable) et savoir plus mystérieux par lequel lartiste peut défaire le réel sans limiter, jusquà parvenir à cette " invisibilité réelle " de lart qui ne saurait être immédiatement accessible à personne.
Il y a typiquement chez Babou une invisibilité picturale, résultat dune longue élaboration du regard dans la désignation des figures du désir qui peut fasciner, déconcerter ou (le plus souvent ?) passer inaperçue. Ce serait une très mauvaise façon de lire la peinture de Babou que de sengouffrer dans la voie que jai évoqué plus haut en établissant le lien entre la vie amoureuse de lartiste et sa peinture, dont certaines formes sont en effet érotiques. Grave erreur, en vérité : pour un tableau du type Dôme à amortissement IV, il y en a des dizaines qui ne correspondent en rien directement à cette piste.
Cest que, si comme beaucoup de peintres, Babou est capable douvrir épisodiquement une petite fenêtre sur sa libido (il nous gratifiera encore de ses " Madones " en 1993 : " de Sènezelle " ou " à lescalier ", elles témoignent dun travail apparemment coquin sur la forme réputée troublante du portejarretelles), lessentiel nest pas là. Lart de Babou nest pas érotique au sens ou peut lêtre celui dun Bellmer ou dun Klossowsky, mais il y a bien en lui un lien essentiel entre art et érotisme. Dans luvre multiple et complexe de Babou, ce lien demeure de manière intangible comme un fil conducteur jamais rompu.
Lérotisme, dans sa peinture, cest ce quelle figure invisiblement à travers ce quelle paraît montrer. Tout est pictural chez Babou, et presque rien nest théâtral. A la différence de ses camarades les plus en vue de la Nouvelle figuration qui ont choisi très consciemment de privilégier lanecdote (voir les textes dAillaud et Arroyo du milieu des années soixante), lui la complètement évacuée. Babou ne raconte pas dhistoires : il nest pas Cézanne, ni même le disciple revendiqué de Cézanne. Ce quil fait semble totalement opposé à ce que peinait à réaliser le vieux maître dAix qui manquait tant de technique, sauf sur un point capital : lun et lautre, à leur façon et en leurs temps respectifs, ne simulent pas le visible, mais ils sen servent pour parler dautre chose.
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Christian Babou, 2004 - cluster.60/sos/1 :2500, acrylique sur toile, 100 x 150 cm. |
Cézanne, contemporain de Freud, ne savait rien de la psychanalyse, et Freud lui-même ignorait tout de Cézanne (Jean-François Lyotard a très bien montré pourquoi Freud, même sil lavait connu, naurait rien pu voir dans luvre de Cézanne). Et pourtant cest Cézanne qui a pu dire : " on ne peut plus ne pas savoir ". Quand Babou passe plus de dix heures par jour pendant dix jours pour achever un seul tableau, sait-il quil a fait naître de linvisible en tant que le tableau est à la fois le produit du travail et celui de linconscient ?
Babou fait partie du petit nombre des peintres qui, au début du XXIe siècle, prennent acte de la fin dune histoire dont les principaux acteurs se sont nommés Mondrian, Noland et Rothko, histoire qui renvoie à la problématique cézanienne et qui a abouti au dépassement de la fiction décorative sur laquelle sétait construite la peinture antérieure.
Christian Babou a choisi de figurer après pratiquement un siècle de dé-figuration, mais sans rien négliger de ce quont accompli les peintres de la génération précédente, sans rien " perdre " aurait dit Matisse (" le peintre ne pourra perdre, sil est sensible, écrivait-il dans De la couleur, lapport de la génération qui la précédé car il est en lui, cet apport, malgré lui. Il est pourtant nécessaire quil sen dégage pour donner lui-même et à son tour une chose nouvelle "). Sans rien perdre, Babou a creusé son sillon en ne cédant jamais aux effets de mode (il est si facile de jouer le jeu des pseudo-avant-gardes), jusquà aboutir à une forme dexpression picturale dans laquelle je suis certain que Matisse aurait vu " une chose nouvelle ".
Cézanne sest battu contre lidée, contre lanecdote, contre le signifié et, ce faisant, il a rendu visible linvisible : le travail du désir dans la vision. " On peut faire des choses très bien sans être harmoniste ni coloriste " disait-il humblement. Et il a ouvert la voie, via lhistoire évoquée plus haut, à un artiste comme Babou, harmoniste impeccable et coloriste de premier ordre, qui peut aujourdhui aller au-delà de son savoir et atteindre à lessence même de lart, celle que les bourgeois ne parviennent jamais à voir (doù leur haine pour la vraie peinture, du temps de Manet aussi bien que de nos jours). Ce nest pas un hasard si Babou choisit par exemple de traiter le thème du Serment du Jeu de Paume de David (dans la série des Surfaces de réparation en 1984) en le vidant totalement de lanecdote : plus de trace de lévénement historique, plus aucun des six cents membres de lAssemblée nationale, mais les seules lignes de larchitecture que David avait lui-même tracées au crayon blanc repris au bistre. Tout autant que létude préparatoire sur place de David dans son " Carnet de Versailles ", le Jeu de Paume est une structure. Cest aussi, par la vibration colorée à base de mauve et bleu jouant avec le bistre venu de David, une manifestation de lessence de la peinture, et rien dautre.
" Il faut être ouvrier dans son art, disait encore le bon Cézanne (
) Il suffit davoir un sens dart et cest sans doute lhorreur du bourgeois, ce sens là ". Cétait dans une lettre à Emile Bernard, et cest ce que pourrait répéter, mot pour mot, Christian Babou aujourdhui.
(La Villa Tamaris de La Seyne-sur-Mer organise une rétrospective Babou en novembre-décembre 2004)
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Jean-Luc Chalumeau |
mis en ligne le 29/10/2004 |
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Dossier Christian Babou
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