N.d.T. |
Pessoa, le passeur métaphysique,
«LOrdre philosophique», Seuil. |
Je ne suis pas sûr, mais pas sûr du tout, que cest en soumettant un texte ou tout un corpus à une opération de dissection et cest bien ce que fait Judith Balso à propos de Pessoa quon parvient à en extraire la quintessence. Elle nous parle de « métaphore masochiste» et que Reis est l«apologiste de la non-pensée ». Tout cela est ennuyeux et sent son université à cent pas. Mais il ne faut pas être injuste : si cette étude est construite et écrite de manière fort ennuyeuse elle possède dautres vertus, qui ne sont pas indifférentes. Par exemple, elle explique très bien le jeu des hétéronymes et parvient à expliquer le sens de leur dialogue. Elle est aussi capable de nous faire toucher du doigt certaines questions laissées dans lombre, comme, par exemple, le rapport du poète avec la politique. En somme, voilà un livre quil faut consommer par petites doses, mais qui permet de mieux connaître Pessoa. Nest-ce pas au fond tout ce quon lui demande? |
Poésie complète,
Mario de Sà-Carneiro, préface dAlain Bosquet,
texte de Fernando Pessoa,
tr. Dominique Tonati & Michel Chandeigne, Minos, La Différence. |
La Différence réédite toute la poésie de Mario de Sà-Carneiro dans la collection « Minos ». Voilà une occasion à ne pas manquer pour découvrir cet ami intime de Pessoa sest donné la mort en 1916, à lâge de vingt-six ans. Il a laissé néanmoins une uvre poétique qui est loin dêtre insignifiante. Traversée par tous les grands courants de lépoque, en particulier le symbolisme, elle évolua rapidement en une sorte dautobiographie qui ne tarda pas à être influencée par le futurisme italien, comme le prouvent «Manucure» et «Apothéose». Loin de se laisser enfermer dans une formule, elle se nourrit de plusieurs registres dont lironie nest jamais absente. Cette édition est complétée par les dernières lettres quil adressa à Pessoa avant de quitter ce monde. |
La vie en vers, Teresa Rita Lopes,
traduit et préfacé par Catherine Dumas,
Le Fleuve et lécho, La Différence. |
Le recueil de la poésie de Teresa Rita Lopes, La Vie en vers (en réalité, il sagit dune sélection de ses écrits, en somme lexpérience dune vie parallèle et presque un journal dans le sens le plus large du terme) est très surprenant car, si on y retrouve le lointain écho de la poésie de lère moderne (celle de Pessoa en premier lieu dont elle est un spécialiste notoire), cest dabord une voix bien timbrée qui se fait entendre. Elle se fait si bien entendre parce que lauteur a mis au point, au fil du temps, une forme bien définie, qui est dabord une position dans lespace de la feuille et, par conséquent, dans lespace de lesprit. Elle conçoit son uvre comme une sorte de notation musicale avec ses harmonies, ses silences et ses grandes ruptures, ses contrepoints aussi et ses discordances. Bien sûr, il ny a rien de systématique dans ces compositions. Mais plusieurs fils rouges sont visibles. Et ce sont eux qui nous guident dans ce paysage mental. |
Timoléon, Herman Melville,
traduit et présenté par Thierry Guillybuf, La Nerthe. |
Thierry Gillybuf a eu lheureuse idée de traduire les poèmes dHerman Melville. Ces derniers sont dautant plus intéressants que lun deux fait référence à Shelley, ce qui nous en dit long sur les convictions de lauteur de Moby Dick, tout comme dailleurs son imitation dun poème gnostique du XIIe siècle. Et lon trouve au passage quelques échos de Byron, ce qui dénote là encore sa forme de culture. Plusieurs de ces textes rappellent son voyage en Europe, quand il a visité lItalie et la Grèce. Si cette uvre est mince, elle nen est pas moins riche denseignement et dune profonde intensité. |
Pétrole,
Pier Paolo Pasolini, tr. René de Ceccatty, Du monde entier,
Gallimard. |
Gallimard vient de rééditer Pétrole, un roman inachevé de Pier Paolo Pasolini. Cette version largement augmentée nous donne toute la mesure de ce gigantesque brouillon très lacunaire. Sans doute ne peut-on y déceler la nature littéraire de cette uvre. En revanche, on peut en comprendre plusieurs orientations thématiques. Le plus passionnant de cette affaire, en dehors du fait quon découvre la méthode de travail de lécrivain italien, cest quil décrit les intentions et les symboles quil avait attaché à ses personnages, les situations quil dépeignait ou les quartiers qui servaient de décor à un chapitre. De nombreux commentaires accompagnaient en effet les scènes ébauchées et le sens quil voulait donner à ce projet très ambitieux car il est clair quil avait eu le désir de fournir une vision très globale du monde où il vivait. Il est vrai que Pasolini avait eu lidée de donner une dimension à la fois grotesque et métaphorique à son héros, Carlo, qui fait songer au personnage de Gadda dans Eros et Priape, qui se trouve aux prises avec son pénis, quil perd en cours de route et retrouve en fin de compte, dans une sorte de fantasmagorie inspirée de la psychanalyse. |
XLI Poèmes, E.E. Cummings, traduits et présentés par Thierry Gillybuf, La Nerthe. |
Il aimait écrire son nom en utilisant exclusivement les bas de casse des touches de sa machine à écrire : e. e. cummings. Toute sa poésie a affaire avec la matérialité de lécriture. Mais son histoire poétique ne se résume pas à cela, loin sen faut. On regrettera que cette éditions des XLI Poems ne soit pas bilingue non pas quon se défie du traducteur, mais tout simplement parce que ces textes sont composées de telle sorte que le traducteur fait faire des doubles sauts périlleux pour trouver leur équivalent en français. Ce livre a sans doute été conçu comme un compendium de son art poétique à un moment où il allait aborder son uvre ultime, And. On y trouve des parodies de poètes du XIXe siècle et des créations franchement expérimentales (il faut se souvenir que ces textes sont réunis en 1919). Cest en somme lhistoire littéraire dEdward Estlin Cummings encore à ses débuts. |
Cerveaux,
Gottfried Benn/Alain Bosquet,
édition établie et présentée par Etyck de Rubercy,
Éditions de la Différence. |
Alain Bosquet avait fait la connaissance de Gottfried Benn après la dernière guerre quand il se trouvait à Berlin. De cette relation étroite est né chez lui le désir de faire connaître luvre de ce poète maudit pour le coup (il na jamais voulu faire amende honorable pour avoir fait allégeance au IIIe Reich). Quoi quon ait pu lui reprocher, Benn nen demeurait pas moins lun des grands maîtres de lexpressionnisme allemand. Le recueil composé par Bosquet nous fait découvrir un choix de poèmes de ses débuts (donc à partir de 1912) jusquà Cerveaux (1916). Cette nouvelle édition présente en plus deux lettres de Benn au poète belge. Poésie dérangeante sil en est, poésie hallucinée à la lueur de la cocaïne, poésie de la misère noire et des noirs sentiments, poésie de la rage, de la haine, de la cruauté et du désespoir : on ne sort pas indemne de la lecture de ces textes. Dans un essai tardif (daté de 1952) Benn expose ses principes poétiques, hostiles à tout formalisme et tourné vers le nihilisme. Il nen rien abdiqué de sa morgue et de sa violence. Sa conception du poème va lencontre de toute poétique. |
Histoire de la pensée arabe et islamique,
Dominique Urvoy, Seuil. |
La grande somme de Dominique Urvoy sur la philosophie arabe est un ouvrage quil est nécessaire de se procurer. Il fait commencer ce grand et difficultueux voyage dans la pensée islamique par le Coran dont il tente de cerner les principaux ressorts théoriques et se poursuit par lexamen de ses premiers commentaires. Et aucun domaine nest ignoré, puisquil pousse ses investigations dans la langue, la sphère juridique et les principales influences étrangères, etc. Il explique non seulement les courants de pensées qui se sont jour au fil des siècles à partir du VIIe siècle, mais aussi ses déplacements, surtout le passage de la philosophie arabe en Espagne qui permet le départ de nouvelles problématiques et surtout lapparition dAverroès, qui donne une interprétation originale dAristote. Le talent de lauteur consiste à exposer la complexité extrême de ces modes de pensée différents et contradictoires selon les époques et les cultures envisagées avec une clarté remarquable, en nignorant rien qui puisse éclairer le lecteur (des influences juives aux spécificité de la théologie chiite) et à rendre vraiment fascinante une histoire somme toute austère pour le néophyte. |
Les Arpenteurs du monde,
Daniel Kehlmann, tr. Juliette Aubert, Actes Sud. |
Je le proclame dentrée de jeu : Les Arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann est un roman superbe. Il a choisi comme principaux protagonistes deux Allemands dexception qui ont laissé leurs noms à lhistoire Humbert Von Humbolt qui a répertorié la faune et la flore dune grande partie de lAmérique du Sud et Carl Friedrich Gauss, un mathématicien hors norme dont il est resté une célèbre formule. Lauteur parvient à brosser de ces savants deux portraits dune extraordinaire vivacité, en tentant de rendre tangible ce que peut être un esprit strictement scientifique. Il est parvenu à restituer la démesure de ces deux figures extravagantes et disposées à prendre tous les risques pour imposer leur point de vue. Cest une sorte de folie liée au génie, telle que la décrivait le Pseudo- Aristote, quil met en scène avec truculence et sans jamais tomber dans les pièges du genre. Et leurs travers, leurs lubies, leurs côtés ridicules et même grotesques ne font que donner plus de profondeur à ces portraits. Et puis un beau jour, Humbolt sadresse à Gauss : il veut savoir si la terre possède un ou plusieurs aimants ; il veut créer des stations magnétiques sur toute la planète. Une singulière alliance naît entre le misanthrope et le baron, ami de ministres et de personnages puissants. Une alliance toute en contradictions. |
Madame Thomas Mann,
Inge et Walter Jens, tr. Johannes Honigmann, Éditions Jacqueline Chambon. |
On pourrait considérer la biographie de Katharina Pringsheim, lépouse de Thomas Mann, comme la biographie en creux du prix Nobel. Ce nest pas entièrement faux, mais ce ne serait pas rendre justice à cette femme. Mariée en 1904 après avoir suivi des études de physique expérimentale, de mathématiques, de russe et dhistoire de lart à luniversité de Munich (cétait lune des 26 jeunes filles qui y étaient inscrites), cette enfant de très bonne famille na pas dit oui si aisément au fougueux homme de lettres. Cela révèle son caractère et son indépendance desprit. Devenue mère de famille, elle a dû faire face à mille crises et à autant de drames, sans parler de lexil en Suisse puis aux États-Unis. A travers elle, on fait connaissance de la vaste famille Mann, une famille accumulant les problèmes et quelle sait malgré tout gouverner avec poigne. Cest aussi une relation très épineuse avec son mari qui est mise en scène, un mari tourmenté par des démons auxquels il prête volontiers loreille. Somme toute, la mère dErika et de Klaus Mann mérite quon lobserve et quon rétablisse son rôle central dans ce clan très fermé et qui sentredévore avec délectation. |
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