La fatale Histoire amoureuse des Gaules
Le second volume des Libertins du XVIIe siècle sous la direction de Jacques Prévot dans la Bibliothèque de la Pléiade (NRF, Gallimard) nous réserve une très belle surprise : la réédition de lHistoire amoureuses des Gaules. Depuis longtemps introuvable, ce petit livre fait partie de cette littérature quon a méprisé et quon a voulu oublier. Bien sûr, ce que raconte son auteur, Robert de Bussy-Rabutin, de la vie de Cour sous la Régence et sous Louis XIV na pas la valeur des Mémoires de Saint Simon. Mais ce nen est pas moins une délicieuse et impertinente incursion dans les coulisses de Versailles et des grandes demeures seigneuriales. Ce militaire à la carrière pour le moins chaotique, proche du prince de Condé au début de la Fronde, puis rallié à la cause royale, Bussy-Rabutin na jamais su tirer profit de ses exploits militaires ni de ses relations dans le labyrinthe du pouvoir. Il faut savoir quil commet maladresse sur maladresse. Après bien des déconvenues et un « exil » en Bourgogne à cause de ses relations avec Louis de Rochechouart et sa bande de libertins, il se lance dans la littérature en 1660. Il a déjà une correspondance très nourrie avec sa cousine, Mme de Sévigné, ce que constitue ses « rabutinages », il écrit son premier ouvrage avec le prince de Conti, la Carte du pays de la Braquerie, sorte de parodie de la carte du tendre alors si prisée. Ayant la plume légère, acérée et facile, il écrit plusieurs livre dont un Abrégé de la vie de sainte Chantal. Et il compose son Histoire amoureuse des Gaules en un mois.Il se montrer imprudent en en confiant le texte à Mme de Baume, qui sempresse den faire une copie et de le faire circuler. Il écrit aussi des Maximes damour, inspirées par des questions damour qui font fureur à la cour et a même le privilège de les lire au roi. Cela lui vaut dêtre élu à lAcadémie française. Mais les éditions de lHistoire amoureuse circulent et font grand bruit. Sentant le danger, il fait parvenir le manuscrit à louis XIV. Mais rien ny fait une cabale est montée contre lui et il est embastillé (pour la seconde fois) pendant treize mois. Quand il rentre sur ses terres bourguignonnes, désabusé, brisé, il samuse à décorer les salles de son chastel de devises et de scènes allégoriques, des portraits des rois de France, des grands hommes de son temps et surtout des « plus belles femmes de la cour », qui se voient toutes attribuer un commentaire ambigu. Il y a libertin et libertin.
Bussy-Rabutin a été un peu des deux, sans excès, mais avec malice et un esprit finalement ravageur.
H. B.
Le premier tome des uvres romanesques complètes de Stendhal sous la direction dYves Ansel et de Philippe Berthier dans la prestigieuse collection de la « Pléiade » (NRF, Gallimard) est une aventure éditoriale attendue depuis fort longtemps. On y peut découvrir lévolution dun écrivain et une évolution qui na pas été sans difficulté. Prenons par exemple Ernestine ou La Naissance de lamour : dun côté on est consterné, dès les premières lignes, par des descriptions sucrées et des situations qui, telles quil les présente, frôlent le ridicule et le cliché défraîchi, de lautre un style déjà emporté et tranchant. Ecrit comme une sorte de mise en scène de son essai De lamour, ce romanzetto a quelque chose de puéril. En somme, Stendhal na pas écrit Le Rouge et le noir du jour au lendemain et ici on assiste aux efforts et aux échecs du jeune homme de lettres. Mais on comprend quil a en tête un genre de roman tout à fait démonstratif : Julien Sorel est un automate conceptuel comme la pauvre Ernestine est une « statue de Condillac » comme le dit si bien Ph. Berthier. Sorel commence par être un pâle Rastignac et finit comme lexpression paradoxale de la liberté sans concession que lhomme se doit à lui-même pour saffirmer dans sa plénitude et sa dignité. On remarquera aussi que dans cette uvre, il samuse à se mesurer à ces prédécesseurs, en particulier lAbbé Prévost, à loccasion de la représentation de Manon Lescaut à lOpéra : Mme de Fervaques le juge « immoral et dangereux » et, sournoisement, glisse au jeune homme que Napoléon, à Sainte-Hélène, la qualifié de « roman pour les laquais ». Un débat sur lart romanesque sinsinue sans cesse dans ces pages car il est manifeste quen dépit de son caractère révolutionnaire, le livre puise largement dans les ouvrages du premier romantisme (il nest que de lire la scène entre Mathilde et le héros dans la prison, sans parler de la fin avec la mort de Mathilde trois jours après celle de Julien !).
En Français dans le texte
Limmense somme de Paul Bénichou, Romantismes français, (deux tomes, « Quarto », Gallimard) doit absolument être le livre de chevet que dis-je ? le bréviaire de tout honnête homme. Ce terme de romantisme qui a été vidé de sens au fil du temps, ou réduit à un pâle stéréotype, reprend ici toute sa complexité et aussi toute sa valeur. Ce qui ressort du livre, cest une évolution constante de ses contenu. Chaque écrivain qui, pour une raison ou une autre sy est reconnu ou a été assimilé à ce que ce mot suppose à son époque, a fait évoluer un concept qui sest prêté à toutes les métamorphoses. Quel lien en effet peut-on imaginer entre Lamartine et Baudelaire ? Et avec Gautier, on est à cent coudées de Lamennais entre autres, traducteur de Dante ? Bénichou tisse les liens secrets entre la pensée de tous ces écrivains et penseurs tout en marquant avec précision les différences fondamentales qui les opposent. Et il pose avec beaucoup de discernement et une érudition vertigineuse les fondements dun grand mouvement des idées qui, en Europe, a pris des orientations souvent divergentes. Autre chose : le chapitre consacré aux Jeunes-France montre quune provocation de potaches a entraîné un bouleversement profond de la sensibilité esthétique et le début dune rupture profonde dans notre littérature. Ce livre est une mine historique, cela nest que trop évident, mais aussi un modèle danalyse.
Les Pages datelier de Francis Ponge (sous la direction de Bernard Beugnot « Les Cahiers de la NRF », Gallimard) sont une manière dentrer en catimini dans le Studiolo du poète. Il ne sagit dailleurs pas seulement de premiers jets ou de textes inaboutis : certains dentre eux ont été parfaitement ciselés. Mais on découvre aussi Ponge qui sinterroge non seulement sur son écriture, mais aussi sur lui-même. Par exemple, en 1942, Ponge conclut : « je ne suis pas un poète épique » : « je ne suis pas un poète épique (je le regrette), ni un dramaturge, ni un romancier, ni un élégiaque, ni un satiriste. » Et fort de ce constat, il définit ce pour quoi il écrit « pour lhomme au moment où il se repose et ne fait rien, pour lui découvrir les beautés dont il peut jouir
». Cest-à-dire que son fameux parti pris des choses est né dune introspection ou de désenchantements autant que dune volonté délibérée de jeter les bases dune nouvelle poésie, qui part de la substance même des objets quil observe.Cest passionnant de bout en bout et lon sémerveille même quand Ponge parle des petits beurres ou du gui.
Les commémorations entraînent une surenchère éditoriale. Cest au tour de Jules Verne : suppléments de journaux, de magazines, numéros spéciaux et dossiers, biographies, réédition massive des uvres
La biographie de Herbert R. Lottman (Flammarion) est tout à fait recevable. Mais quon naille pas chercher trop loin. Je désirais avoir des éclaircissement sur le bref voyage que lauteur fit à Trieste lors de sa croisière dans la Méditerranée. Larchiduc Louis-Salvador dAutriche laurait emmené sur son yacht. Rien de tel ici : ils vont à Milan pour voir les dessins des machines volantes de Leonardo. Dommage car le paysage de la rade de Trieste se retrouve vaguement dans ses derniers écrits et il est possible que laristocrate autrichien ait servi de modèle pour Mathias Sandorf.Ainsi le mystère reste entier. Lexistence de Hetzel, que Jean-Paul Gourévitch dénomme Le Bon génie des livres (Le Serpent à plumes), mérite quon sy arrête même si son biographe la raconte un peu sottement. Après des études de droit, le jeune Hetzel travaille à la Librairie Paulin. Il a rapidement de bonnes intuitions et publie Grandville qui connaît un grand succès, puis se lance dans lédition des uvres complètes de Balzac illustrées. Il collabore aussi avec George Sand et Hugo. Mais cest avec Verne quil affirme pleinement sa vocation (et sa tyrannie) déditeur. Plusieurs titres peu connus de Verne sont réédités à cette occasion, dont La Jangada et létonnante Ile à hélices (Le Serpent à plumes).
Le dernière fiction de Linda Lê, Conte de lamour bifrons (Christian Bourgois éditeur) confirme lévolution quelle a pu accomplir ces derniers temps. Elle nous donne en pâture deux personnages, Ylane et Ivan. Chacun dentre eux mène une existence plus ou moins fantasmatique, quelle na de laisse de rappeler la nature puisquelle les indexe comme ayant une « existence spectrale ». Ces deux êtres se rencontrent et connaisse une histoire damour qui transite par de multiples références livresques. Ce livre est une méditation sur la qualité du roman, sur linvention des personnages romanesques, sur la vie de lécrivain quand il écrit, cest-à-dire la relation intime quil entretient avec ses créations. Linda Lê sinsinue dans chaque page du roman, le déroute, le dévoie. Mais il nen reste pas moins que cette fiction se lit avec émotion. Une vraie gageure. En outre, elle a publié Le Complexe de Caliban (Christian Bourgois éditeur), un recueil darticles où lon croise aussi bien Amiel que Cioran, Robert Browning que Wilkie Collins. Et lon se réjouira de son pastiche de Pérec, « je me souviens » ou de son petit « conte », « Les anamorphoses de lenfance ».
Comme toujours un recueil dYves Mabin Chennevière constitue une expérience forte et déconcertante. Dans son Traité danatomie (La Différence) alternent des textes qui ont une perspective « aphorismique » et dautres ayant un contenu plus grave. Cette légèreté et cette gravité conjuguées constituent une représentation du monde en perte déquilibre. Et tout cela est prononcé avec une constante ironie et dans un esprit parfois parodique. Car rien nest révélé sans un détour, même si les choses sont dites avec une implacable dureté : ce détour, cest tout le travail de la langue, mais aussi et surtout des conditions de son émergence. Lauteur cultive les paradoxes et met en scène les contradictions les plus embarrassantes. Ainsi nous offre-t-il un portrait intériorisé aussi difficile à contempler quune figure convulsée de Bacon.
On ne saurait trop rappeler lincroyable destin éditorial de Dominique de Roux, le créateur des Cahiers de lHerne où il a réalisé des dossiers sur Borges, Ungaretti, Céline, Michaux qui ont fait date, ce quil a pu apporter à Christian Bourgois à ses débuts et sa capacité de faire découvrir des auteurs sulfureux. Ecrivain lui-même, il a affirmé un don pour le libelle. Dans ce recueil intitulé LOuverture de la chasse (Editions du Rocher) il est allé franchement à contre-courant, pourfendant avec une belle véhémence les manuvriers de mai 1968 (le livre parut chez LAge dhomme cette même année), brocarde Sollers, Marcuse, se montre bien indulgent pour Jean-Edern Hallier (personne nest parfait) et parle de ses grands amours en littérature, surtout Pound, Gombrowicz. Voilà un livre tonique et vibrant qui a été écrit par un anti-conformiste dun talent incontestable.
Poussière du Guangxi de Claude Margat (La Différence) relate le second voyage de lauteur dans la région du Guangxi. La raison de son périple est de renouer avec la tradition des grands peintres chinois et dapprofondir ses connaissances de ce pays qui les a inspirés. De jour en jour, au fil des notes quil consigne dans son carnet, il nous communique ses émotions, traduit des paysages, parle de ces artistes de leur pensée, évoque les anciennes dynastie. Cest un livre érudit le narrateur se sent des affinités électives avec les peintres-lettrés mais cest surtout un livre dinitiation pour ceux qui, comme moi, nont connu la Chine et son grand art que dans les salles des musées. Son plus grand accomplissement est davoir su dire toutes ces choses sans la moindre pédanterie et sans que ce voyage cesse dêtre un enchantement.
|