Fascination de lart contemporain pour la régression kitsch ? Depuis le Pop Art, lart sintéresse aux formes les plus communes de la société, tournant le dos à limaginaire exigeant des avant-gardes. Le cochon ne serait-il pas lemblème lisse et dodu dune vulgarité de masse qui nest autre que celle de lesthétique des produits de consommation, de ces déballages de chair fraîche, supports publicitaires pour crèmes amincissantes, de cet érotisme calibré par les vidéos pornos ? Les cochons en porcelaine de Jeff Koons sont dans lensemble plutôt rigolos : ils scintillent, ils sont entourés de guirlandes de fleurs, leur épiderme évoque le lisse, laseptisé, lunivers des rayons de jouets, des parcs dattractions, des boutiques souvenirs. Le cochon est présenté comme un animal hilare, aux formes arrondies, voluptueuses, représentations bâtardes des seins siliconés des starlettes de sitcom. Voilà un compagnon de vie souriant et, somme toute, sympathique. Le cochon est licône de la société du banal, le nouveau dieu dun univers où les pulsions primitives de lhumain, la baise, la bouffe et le paraître, sont exploitées par les firmes cosmétiques, les marchands de lessives, les vendeurs de produits alimentaires. Jeff Koons dénonce-t-il cet « avilissement » de lhumain, pour reprendre son expression, ou, stratège cynique et mystificateur, lexploite-t-il comme un bon filon dont il tire profit ?
Cette entreprise de déification de la vulgarité porcine acquiert un degré supplémentaire avec le cochon de Paul Mac Carthy mis en place au Palazzo Grassi, lors de lexposition de la collection Pinault, pendant lété 2006. Vu de près, quel beau cochon ! Un cochon artificiel, mais plus vrai que nature ! Un fin duvet recouvre sa couenne, un cochon joyeux, soyeux, quon a envie de caresser. Mais le hic est quil sagit dun cochon handicapé, un cochon pathétique en somme, car ses mouvements sont assujettis à un dispositif électronique, avec fils et branchements visibles. Lorsque le cochon est actionné par le système électronique, il remue les oreilles, la queue, il lui arrive de sourire, et force est de constater quil y a quelque chose de dérisoirement majestueux dans cette truie allongée comme une Venus alanguie, au demeurant placée au sommet des marches du Palazzo Grassi. Un cochon qui ressemble à une déité, un dieu cochon, comme si lon voulait dire que notre monde nest plus asservi au culte du Veau dor, mais à son équivalent contemporain, le Grand Dieu-Cochon Rose, dans sa superbe dérision. Un dieu fragile, dont lexistence est suspendue aux caprices des spectateurs qui décident dactionner ou non le dispositif électronique. Un cochon risible, entre vie mécanique et mort clinique, qui souligne la vanité de toute entreprise humaine, fût-elle celle du maître des lieux.
Peut-on en revanche souscrire à la démarche de Wim Delvoye ? Lartiste présente de vrais cochons, dauthentiques cochons, qui ont vécu une vraie vie de cochon, mais qui ont été abattus, et dont la couenne à ensuite été extraite, puis traitée spécialement pour être apposée sur un moule en forme de cochon, si bien que la dépouille du cochon tatoué donne une singulière impression danimal vivant. Wim Delvoye nourrit les cochons, les engraisse, consacre son art à les tatouer : de magnifiques tatouages certes, agrémentés de toutes sortes de signes cabalistiques, de logos et arabesques en tous genres. La peau est parfois aussi détachée pour être exposée telle quelle, ornée de jeux de tatouages héraldiques. (Tattooed Pigskin heraldic, 2001, collection Centre Georges Pompidou). Wim Delvoye exploite une ferme, avec une douzaine demployés, qui nourrissent joyeusement les truies, en vue de les tatouer, de les tuer, puis de les exposer comme oeuvres dart. Les cochons sont à vendre, avis aux amateurs, cent mille euros pièce, en galerie.
« Ce qui est intéressant, nous dit lartiste, cest de tatouer des petits dessins sur les marcassins et dattendre quils grandissent pour avoir un plus grand dessin. Après, tu peux récolter de grands dessins, des grandes peintures. Lidée nest pas de produire une oeuvre, mais de la faire grandir ». Cynique à souhait, lartiste ajoute : « Oui, je spécule. La peinture avec le temps devient plus chère ». Evidemment il faut tuer le cochon. La ferme chinoise de Wim Delvoye serait plutôt un laogaï, un lieu dextermination en Chine. Mais justement, cest dans le meurtre du cochon que réside lart. « Le cochon vivant nest pas une oeuvre en soi », ajoute lartiste. Il y a oeuvre dart « quand le cochon meurt ». Et dajouter : « la mort cest le début de lart. Ce qui touche lart est mort, sinon ce nest pas de lart ». (1)
On pourrait imaginer une suite à « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell. Il sagirait dune ferme pour cochons, exploitée par Wim le cochon exterminateur. Un cochon sans scrupule ! Wim le cochon exterminateur a trouvé drôle dexploiter ses congénères en les exécutant les uns après les autres, dans des camps de la mort, afin de vendre leur peau tatouée aux galeries et musées branchés du monde occidental. On découvrirait que Wim le cochon exterminateur a les traits dun humain, ceux de Delvoye lartiste, qui vend très cher les dépouilles de ses frères cochons à ses faux frères humains.
Orwell avait raison. Le cochon, cest lhomme !
(1) Entretien Wim Delvoye/Pierre- Evariste Douaire. Paris Art.
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