Surgissait là lespoir dun hymne à la joie, à lextase métaphysique mais aussi quasiment physique dune liberté reconquise pour laisser émerger un savoir perdu. Une liberté neuve semblait pouvoir éclater, comme si le lieu de lart en ses formes inédites devenait le creuset dune nouvelle vie pour une ivresse inconnue. Le meurtre de lart laissait penser que lon pouvait sortir de lesclavage en un appel inoubliable en ce que Deleuze nomme " la perception de la perception ". Mais un tel curetage, une telle vidange se sont confrontés à une exigence qui ramène lartiste à lart et ceux qui se sont engagés en une telle voie nont pu exprimer quun " adieu à limpossible " selon la formule de Blanchot. Car on ne se débarrasse pas facilement de lart : son crime supposé fait tache de couleur, fait tâche de naissance. A moins que de passer de lassassinat au suicide lartiste ne peut se détacher de lart et sans cesse comme lécrit Marcelin Pleynet dans " Excès-Théâtre (in Art et Littérature, Le Seuil), la " matrice est remise à sa place ". Si lon veut atteindre une nouvelle lumière, de nouvelles vibrations force est de constater que le crime ne paie pas. Artaud, encore lui, a montré dans Les Tahumaras que cette "cette introduction au néant est impossible car par dessous le néant sélisent les bruits des grandes cloches de lart ".
Oui le meurtre de lart ne suffit pas car on ne rentre pas ainsi en rapport avec la terre vierge, la terre lavée de ces semences immondes mêmes si elles semblent ne représenter que restes et cendres. Renouer avec une liberté demande une autre expérience plus " organique " et que jamais un coup de couteau fût-il symbolique ne suffira à faire naître. Tuer lart ne revient quà retourner au néant, à la terre désertique sur laquelle rien ne se rassemble. Vouloir criminaliser lart et lartiste ce nest pas quoiquen pense Journiac " retrouver le chemin de lart " mais plonger dans une impasse qui se referme comme les mâchoires dun carcan. Lart néchappe pas à ce prix au vivant quil soit honni ou pas. La tabula rasa la plus expéditive nest donc pas la solution ; elle ne produit que le rien au lieu dune liberté recouvrée.
Sous prétexte de raffiner lêtre elle le replonge dans ce néant annoncé par Nietzsche. Le crime ne propose selon Rippersberg "que le néant indu". Le dernier langage nest donc pas celui de lextermination qui noffre quun gouffre de pseudo recommencement. Il ne sagit pas simplement de " perdre la viande " par effacement mais il sagit par transgression de rechercher plus loin les formes qui montrent et parlent autrement. T. Smith ou Ch. Boltanski lont par exemple bien compris. Leur engagement nest pas celui de la criminalité mais de la transgression plastique doeuvres inaliénables, à la fois fermées et ouvertes qui instituent des formes inflexibles et portent les stigmates dune présence quon appellera non " contre-artistique " mais plus conforme à un sur-art. De telles recherches plastiques ne représentent pas seulement un démenti à la brutalité de la civilisation par une autre brutalité (le crime par le crime). Sortant dun chaos elles ordonnent ou du moins laissent espérer un autre ordre : loeuvre ne se contente pas de retourner ses armes contre elle-même mais contre le monde vers sa recréation dans ce mouvement qui permet de saisir ce qui " couve " en fomentant une énergie nouvelle entre lespace et le temps. Lart doit rester le lieu du mouvement, le lieu où les choses mutent, contre la mort quon lui donne, qui lui est donné, contre la mort que lon se donne et qui nous est donnée. Loin des restes dun art " classique " quil est bon de contester, il ne suffit pas de surexposer les affres de ses agonies à dautres agonies. La mort symbolique ou non de lart et de lartiste ne marque pas larrêt dune invasion prétenduement sédicieuse mais ne représente quune fausse évasion, un fausse science.
Pourtant lart peut nous donner un savoir. Lespoir est là. Beaucoup loublient trop facilement car lacte de détruire est sans doute plus facile que celui de se colleter avec ce qui est. Souffler la mort nest pas jouer. Dautant que lart nest pas un jeu. Cest un des enjeux forts de lhumanité que certains courent avec le risque daffronter de nouveaux chemins au péril de leur vie. Espérons quaprès ces périodes de doute, lart demeure sans quil ne redevienne ce quil était avant. La mort ne sauve rien : le retour au passé non plus. La création plastique doit continuer son étrange voyage au coeur de linvisible en lui restituant une étrange visibilité, celle de la précarité de lexistence mais aussi de son exigence fondamentale gage non de son " infirmité " mais de son explosion de liberté. Il doit toujours se confronter à lébranlement et au dépassement brutal des limites habituelles, il doit toucher au cruel coupant court à ses propres effets, ne tolérant pas la chose même à laquelle il donne lexpression la plus sûre.
"Lart est une famine jamais assouvie de récoltes " affirmait Bataille. Il faut sen tenir à cette famine qui, faisant toucher à la Mort, lutte contre elle. Il faut savoir quentrer dans lart cest à la fois ne plus sortir de soi et ne plus y être. Cest être lautre de lautre auquel il va falloir à tout prix donner la vie et non la mort. Lartiste nest pas un meurtrier (même des formes) il est leur accoucheur. Ainsi même à lartiste qui comme Artaud ne croit plus "aux mots / aux images / à la vie / à la mort / à la santé / à la maladie : au néant / à lêtre / à la veille / au sommeil / au bien / au mal et qui croit que rien ne veut plus rien dire et que tout depuis toujours dailleurs na jamais cessé de me faire chier " (" Cahier du retour à Paris ") le crime, lassassinat, le meurtre ne peuvent suffire. Pour lartiste lexpulsion prend une autre facture. "Victime" il avance à travers un corpus quil invente en écorchant et en la transformant le monde en son théâtre de formes. Cest là sa seule " justification ". Lartiste nest pas un criminel (la posture est trop facile et factice) : quil choisisse plutôt dêtre le mécréant, le mécréateur qui se sacrifie à travers son oeuvre contre le " granit officié "du langage des artistes considérés comme des docteurs et des maîtres. Cest le prix à payer, bien plus cher que celui du meurtre, tant il demeure difficile daccès.
Cest pourquoi lorsquon parle dart il faut toujours faire retour à Artaud. Sa langue reste à ce jour irrécupérable, cest la seule sur laquelle on na pas encore de prise. Il ne faut pas pour autant se voiler la face et se laisser croire quil sagit dun délire dans lesquels les mots le lâchent. Cest même tout le contraire qui se passe. La parole "débridée" est plutôt "réincubée " donne un sens à lart, à son appel et sa résurrection. Sa "doxa"(folie du sage) est un exemple à suivre pour tout artiste. Ce nest pas une théorie cest une prise de corps ou pour reprendre les mots de lauteur cest "une simple idée qui a pris un corps terrible depuis que la vie na cessé dexister". Le corps terrible de lart est celui des images inventées, éperdues et perdues dans la mort mais surtout dans la vie. Il faut à tout artiste beaucoup de temps pour que sa mémoire leur revienne. Artaud, sachant lui-même quil a été assassiné (certains bien sûr parleraient de délire de persécution) et quil a renoncé aux anges " cest-à-dire des peaux desprits émanés qui ne veulent plus sen aller " il fait de lart une invention réelle et non seulement arbitraire ou basée sur un crime stupide.
Bref ; lart est quelque chose qui nous échappe et où lon se perd, cest une image arrachée à une image et présentée par un autre langage plastique. A titre dexemple on peut citer ces quelques passages:
" Je crois quil ny a rien,
profondément et absolument rien".
Et:
" Je suis un enfant en effet parce que lenfant est le maître du vieillard étant toujours né avant lui ".
Lart nest pas la mort, cest la tentation de vie, cest lattraction terrestre, cest exprimer par les images leur contraire cest donc déféquer la loi de Dieu et du père, prendre le parti ni du mal, ni du bien : un acte vide mais qui espère le bonheur face à la douleur, le malheur, le sacrifice, le supplice, le renoncement, la privation. Sous son échafaudage et non sur son échafaud. Contre le sommeil de lhomme englué dans les apparences il ny a que des artistes éveillés qui puissent le réveiller et lui donner le goût de la vie et de ce quon osera appeler la beauté.
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