On peut toutefois se demander la force et la valeur de cette mise à mort qui somme toute a connu sa première affirmation ou sa négation dans loeuvre de Duchamp qui " objectiva " lart en le réduisant à un ustensile. Mais de fait, le "coup Duchamp " étant passé et (largement) récupéré ny aurait-il pas là lavènement parfois frelaté dune sorte de nouvelle religion (athée) de lart qui laisse lartiste en position de victime dun genre très particulier : celui de bourreau dandy ? On sait ce que ce mot sous-entend dambiguité voire dhypocrisie :
" Je suis la plaie et le couteau
Et la victime et le bourreau "
écrivait déjà et avec sincérité Baudelaire qui mettait en évidence le janus à deux faces quest le dandy : grand prêtre sacrificateur et victime sacrifiée. Mais dans son rapport avec le crime quil sautorise, lartiste moderne possède une place douteuse. Il se proclame " artiste " (ce qui là encore nest pas sans lever des ambiguités : une logique conséquente voudrait que lange ou le démon exterminateur renonce à sa qualité). Or non seulement il affirme sa " distinction " - pour parler comme Bourdieu -, ou sa " différence " - pour parler comme Derrida - mais il jouit dune place de choix au sein de la société : il est reconnu en sa position non seulement de lart quil feint de vampiriser mais dont il fait aussi son beurre et ses choux gras. Il y a là une schize que les artistes " suicidaires " supportent plutôt bien.
Moins schizophrènes quidoles, rares sont ceux qui ont été au bout de leur logique que souligna Pierre Molinier : " lorsque lartiste incapable dassumer son rôle et son oeuvre barre la route à cet autre qui nest que lui-même la seule alternative est le meurtre-suicide ". Mais Molinier reste un cas isolés. Il a poussé à bout son propos et sa logique jusqu à se donner la mort. On pourrait certes citer un autre exemple celle de la mort " accidentelle " de Pollock qui lui pourtant ne voulait pas suicider lart mais ne trouvait plus dissue à sa quadrature esthétique. Poussé à régresser, à se répéter ou à en finir, il a choisi la dernière solution " par la bande ".
La mort de lart, du moins son affirmation, suscite bien des équivoques. Non que les artistes qui la proclament soient des escrocs mais il existe souvent chez eux une sorte de "foi " qui nest pas sans soulever bien des interrogations. Celui qui croit en lart et en signifie en renégat la destruction ne se coince-t-il pas lui même au sein dune équivoque ? En témoigne par exemple le peintre californien John Baldessari qui instaura la victimisation de loeuvre dart par le suicide de ses toiles dont il fit un "holocauste " en brûlant toute sa production de 1953 à 1966. Une fois la crémation opérée les cendres des oeuvres furent déposée dans une urne destinée à être placée dans un mur comportant la mention " J.A. Baldessari mais1953 mars 1966 ". Certes il y a là rejet de la masse de son travail antérieur mais pas forcément rejet de sa puissance. La victime consentante a produit encore une action non quelconque puisquil en reste des stigmates, des traces qui veulent faire signe et sens. Et par ce biais loeuvre du peintre américain a obtenu plus de reconnaissance que si elle était demeurée telle quelle.
Le couple criminel-victime lorsquil sagit de lart nest pas aussi simple à déconstruire même si a priori lart est moins complexe que la vie. Lun est peu ou prou un produit de lautre : un mouvement conscient et inconscient dans les deux cas comme le souligne A. Danto " linconscient nest souvent quune surface ". Doù dailleurs chez certains, dans le souci de rapprocher lun et lautre, tout ce qui tient au happening, à lévénementiel. Un des derniers avatars artistiques les " flash-mobs " reste à ce titre significatif. On sait le peu déchos que ces manifestations (initiées au départ par un cybernaute identifié ou non et invitant à une action spectaculaire, rapide et gratuite) ont connus. En effet dun acte originairement dadaïste elles ont tourné soit au ridicule soit à la récupération la plus mercantile : aux Pays Bas une marque de literie en a "inventé " une sous forme de bataille de polochons en fournissant à tout participants lustentile de lutte qui devenait ainsi objet promotionnel. On était alors plus proche de la caravane du Tour de France que de la manifestation artistique quel que soit le sens quon accorde à ce terme.
Lassassinat de lart est donc une chose plus sérieuse et moins simple qui ny paraît. Et les criminels sont (heureusement) aussi peu nombreux dans ce domaine que les meurtriers au sein dune société. Comme eux certains sont conscients mais pour dautres cela est moins évident : non que linconscience naît son mot à dire mais cest plutôt la surconscience ou pour parler comme la psychanalyse le sur-moi qui est au travail. Plus que meurtrier de son art, lartiste en demeure esclave. Un vrai artiste (ne parlons pas des singes) ne peut en sortir. Comme le soulignait Artaud dans ses " Cahiers du retour à Paris " : " les portes nexistent pas et on ne va jamais que nulle part que là où lon est ".
Certes tuant leur art certains créateurs ont sincèrement tenté (Boltanski en tête) douvrir des portes et de provoquer un déplacement capital selon une perspective que le psychanalyste anglais Bion avait précisé : " Changer le cadre de lart afin de changer lêtre ". Il nempêche que de telles " incartades "ne permettent que rarement de faire éclater de manière conséquente le langage artistique sinon sous le court-circuit dun effet farce momentané : comme on dit " ça fait du bien par où ça passe mais ça ne fait pas bouger les montagnes ". Dautant que le système veille au grain et quà défaut de stocker des toiles dans les coffres-forts on a vu des collectionneurs mettre, par exemple, les " guillotines " de Louise Bourgeois dans des antres blindées, sortes de caverne dAli Baba dun nouveau genre.
Certes on ne peut renier limportance de telle ou telle tentative (celle de Louise Bourgeois quon vient de citer en tête). Lidée baroque daller rechercher par le crime de lart les bases vivantes dune culture dont la notion seffrite peut représenter une idée obsédante et pertinente. Par la mort (métaphorique) on peut espérer la découverte dune autre réalité par une culture dont il faudrait rallumer le feu en un sacrifice meurtrier. Cependant il y a loin de la coupe aux lèvres. " Tuer lart afin de voir la naissance du premier jour " comme écrit A. Danto par ce qui apparemment ouvre une blessure mortelle nest quun leurre. Une telle plaie cicatrise très vite et ne propose tout compte fait quune série de relooking, denclaves ou de niches lucratives à de pseudo iconoclastes qui se réconcilient avec la loi secrète de leur propre esclavage. De victimes ils redeviennent bourreaux et bourreaux consentants voire officialisés - marché de lart aidant (puisquil a horreur du vide).
Pourtant certains ont porté les germes dun éclatement des formes et leurs retournements. Il y eut des crimes iconoclastes dartistes responsables qui sont partis à la fois à la recherche dun monde perdu en répondant aussi à lappel du néant. Leur voyage, leur crime initiatique a parfois permis non seulement de prendre le bas pour le haut, lobscurité pour la lumière mais a offert la possibilité daller à la recherche dun lieu originel, un lieu que la vie terrestre ne peut que faire avorter. Certains par leurs crimes ont suivi la " doctrine " de Artaud quil expliquait dans une lettre à Henri Parisot : " ce nest pas Jésus Christ que je suis allé chercher chez les Taharumaras mais moi-même hors dun utérus dont je navais que faire ". Loin de lart " éternel " certains ont donc voulu prendre contact avec dautres terres rouges de sang contre le sang que des individus ou des sociétés font couler et ils croyaient ainsi leur et nous donner une liberté en des "oeuvres " dun bouillonnement sourd qui semblaient avoir raison de nous et de leur empêchement. Ils ont ainsi retrouvé une sorte de matrice nouvelle, ils ont quitté lici pour fondre ailleurs, fondre et se libérer en détachant par leur crime iconoclaste la dernière petite fibre rouge de la chair.
|