On connaît bien cela en littérature : de la Princesse de Clèves au Rouge et le Noir, de LÉtranger à LInceste, sans parler des livres sur les guerres et bien sûr la littérature policière, lécriture se nourrit avec cynisme, scandale, pur plaisir ou profit du crime. Elle se repaît depuis ses origines le plus souvent de lhorreur qui inspire le dégoût, parfois pour lentretenir parfois pour lutiliser comme un repoussoir ou encore comme un élément majeur du tragique. Même les romans ou pièces de théâtre comiques jouent sur lassassinat toujours possible et qui est simplement dévié de son but final par un deus ex machina qui intervient afin de " sauver les meubles " cest-à-dire les victimes potentielles.
Il existe donc le plus souvent ce quon pourrait appeler une " esthétisation" du crime illégal ou légalisé (par les appareils dÉtat) pour, le plus souvent, le pousser en ses plus extrêmes conséquences faisant de ce spectacle soit son fond de commerce soit son prétexte majeur afin de percer par lhorreur quil suscite les rouages les plus exacerbés de la machine humaine. Les Petiot, les Landru par exemple sont devenus des héros. Il ny a donc presque jamais contradiction entre crime et esthétique mais connivence, parfois abusive mais parfois nécessaire. Cest donc généralement un ferment de lart qui ne sen prive pas en reprenant les grands crimes mythiques, historiques aussi religieux. A ce titre la crucifixion du Christ reste sans doute lassassinat politique le plus représenté dans lhistoire de lart occidental. Ainsi, tandis que la société repose sur le tabou du meurtre et les interdits fondamentaux qui assurent à lédifice social sa stabilité, lart et la littérature en font leurs choux gras dans un système qui nest pas seulement cathartique. Depuis toujours le crime fascine dans sa dimension " esthétique ".
Il est vrai que parler de crime cest parler dun ensemble complexe. Et sil fait lobjet dune condamnation quasi universelle en tant que principe, il connaît des variations damplitude et dhorreur dans son évaluation dune société à une autre, dun temps à un autre. Sade déjà exposait dans " La philosophie dans le boudoir " la relativité culturelle du crime en poussant le bouchon très loin : " Aucune action quelque singulière que vous puissiez la supposer est vraiment criminelle ou vertueuse. Tout est raison du climat, des moeurs, ce qui est crime ici est souvent vertu quelques cents lieues plus bas, les vertus dun autre hémisphère pourraient bien être des crimes pour nous ". " Erreur au delà, vérité en deçà " écrivait déjà Montaigne qui annonçait ce que Sade reprend à Montesquieu, une sorte de "théorie des climats " qui relativise le crime et fait que lauteur de Justine et Juliette (plus que la première, Elle, saura manipuler les criminels) pourra affirmer "La loi est le crime " - ce que Foucault illustrera parfaitement dans son " Histoire de la folie ".
On voudrait bien sûr estimer que linterprétation culturelle du crime pourrait faire penser que les plus horribles dentre eux (meurtres denfants ou génocides par exemple) feraient lobjet dun interdit universel. Lhistoire ou les histoires officielles nous prouvent hélas le contraire. Et il ny a quà regarder notre propre code civil afin de constater la graduation relative qui étalonne la notion de meurtre et qui parfois le justifie partiellement (crime dit passionnel) ou totalement (en état de guerre en particulier où plus quailleurs la fin semble justifier les moyens). Rien de plus " naturel " donc que le crime et sa représentation. Si paroxystique quil puisse paraître il est une évidence relative et il est patent - parce que les extrêmes fascinent - que lart et la littérature sen soient emparés afin de passer au scalpel ce qui le soustend. A ce titre la majorité des écrivains et des artistes sont des médecins légistes de leur société.
Mais depuis le début du XXe siècle et plus encore après la Shoah le crime a changé sinon de camp du moins dapproche. Lextermination de lart est devenue chère à loccident qui - la mort dans lâme ou non - exprimerait ainsi pour certains une atrophie de la pensée symbolique à traduire la vie de lesprit devenu obsolète aux vues des atrocités modernes. Cette destruction de lart prouverait pour dautres lapparition dune crise mimétique donnant à voir et à penser lart comme " captivé par sa propre image dans laquelle se confondent les visages de la victime et du bourreau " (comme le développait déjà Jacques Soulillou dans " Limpunité de lart " en 1995 - Éditions Le Seuil). Ce nest donc plus lartiste qui, selon une figure héritée du XIXe siècle serait le suicidé de la société, mais lart lui-même que ses créateurs assassineraient. A lartiste victime font place les artistes-bourreaux en un mouvement de retrait et de refus de la beauté et de lesthétique au sein dune société impuissante à susciter du futur et que, le premier Nietzsche souligna et stigmatisa dans le chapitre " Du pays de la civilisation " de son Zarathoustra où il écrivit : " Tout est digne dêtre anéanti " art compris. Et tout semble se passer comme si artistes et écrivains ont suivi son mot dordre à la lettre. Car le crime ne sert plus de prétexte, d" objet " de thématique, il devient le langage lui-même de lart au sein de sa crise sacrificielle.
A la victimisation de lartiste succède donc le meurtre de lart par lartiste qui trouve dailleurs dans le "marché " une relève, un écho, un point dappui - ce qui nest pas sans sous-entendre un certain nombre dambiguités. Le propos de tout un art est de se poser en son propre bourreau (cf. Le "Héautontimorouménos " de Baudelaire) au sein dune société dont il serait non seulement le miroir mais le produit et la victime. Avant même Nietzsche et pour faire retour à lart par la littérature, ce transfert fut déjà mis en scène dès 1842 dans le "Portrait ovale " de Poe. Dans ce texte, la vie passe intégralement de la réalité à lart, du modèle à la toile en laissant celle-là pour morte. Elle devient donc victime malgré elle comme le peintre se transforme en assassin malgré lui. La nouvelle sachève sur ce transfert accompli et "réussi ". Reste le coût de celui-ci au moment où Poe conclut: "En vérité cest la Vie elle même! il (le peintre) se retourna brusquement pour regarder sa bien aimée - elle était morte ". Poe offre ainsi cette "ouverture " qui soppose à un autre texte sur la peinture de la même époque " Le chef doeuvre inconnu " de Balzac où le romancier propose le trajet inverse qui tend à la magnification et létendue infinie de la vie par lart.
Mais exit Balzac au profit de Poe repris ensuite sous divers avatars par Oscar Wilde ou Henry James (entre autres), comme si la littérature anglo-américaine anticipait un mouvement de suicide qui allait prendre souvent racine dans ces pays - mais pas seulement il est vrai. Chez nous par exemple Boltanski a présenté sous divers aspects la victimisation de lart à travers ses présentations. Dans " Détective " par exemple, figures dassassins et de victimes sont mêlées dans des montages anonymes au sein desquels la différenciation nest plus possible entre les uns et les autres, ou encore dans " Sans souci " sont rassemblées des photographies dofficiers nazis en permission dans leurs familles " innocentes " et ignorantes de leur crime. On peut bien sûr penser aussi aux Actionnistes Viennois et à Otto Muehl mais pour rester dans le domaine français, le happening "Action meurtre " de Michel Journiac reste des plus significatifs : lartiste tira à bout portant sur son propre portrait en plâtre conçu pour loccasion (Galerie Jacques Donguy, 1985). Il sagit bien sûr dun meurtre métaphorique (et la métaphore, elle, cicatrise) mais aussi dans le même esprit dun suicide artistique, sorte de vérité de la criminilisation au cours de laquelle lassassin devient son propre meurtrier. On pourrait multiplier les exemples mais celui de Journiac reste peut-être le plus emblématique dans la stratégie à la fois de faire fusionner lart et la vie et de mettre un terme à lactivité artistique telle quelle avait été jusque là conçue et quon définira - pour faire simple - comme supplément dâme et supplément de vie par lintermédiaire dune activité " critique " - lart créant une scission entre lui et la vie.
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