La nuit, le sexe, I'errance,...et la nécessité de photographier, non comme un acte réfléchi, mais comme une simple mise à plat d'expériences ordinaires ou extrêmes. Une pratique photographique indissociable d'une certaine façon d'appréhender l'existence, où le risque, le désir, I'inconscience et le hasard restent les éléments essentiels. Aucune attitude morale, aucun jugement, simplement l'éthique de l'affirmation qu'il faut, pour explorer certains univers, les partager jusqu'au bout, sans précaution aucune. Un passage à l'acte photographique, aux limites de la disparition, de la jouissance et de la mort.
J'essaie d'établir un état des lieux nomade, partiel et partial, systématique et instinctif d'espaces physiques et émotionnels où je suis acteur à part entière. J'évite de définir à l'avance ce que je vais photographier. Les prises de vue sont dues au hasard des rencontres, des situations. Les choix, dans la mesure du possible, sont inconscients. Mais les obsessions restent les mêmes: la route, la peur, I'obscurité, I'acte sexuel... pour ne parler peut-être, finalement, que du simple sentiment d'exister.
Au-delà des personnages en perdition et des dérives nocturnes, des scènes de fellation et des corps à l'abandon, ma photographie tente de traduire la scission par le mélange des corps et des sentiments, de découvrir des fragments de société qui échappent à toute analyse et visualisation instantanée de l'événement mais n'en sont pas moins ses constituants essentiels.
La brutalité de la forme, I'exagération de la vision nous obligent, plus que les images qui prétendent documenter, à nous intéresser à la réalité de ce que nous voyons. Le spectateur peut alors exister, ne plus se retrouver en position de voyeur ou de consommateur, mais partager une expérience extrême, s'interroger sur l'état du monde et de lui-même.
Le corps à corps que livre mon travail est un déplacement incessant de frontière entre les autres et moi-méme, si bien que le centre du sujet conscient et rationnel disparait, éclaté toujours, dans l'entre-deux d'une rencontre éphémère. Le sentiment de la perte du sujet peut paraitre paradoxal dans un travail documentaire où je tente d'imposer ma subjectivité, dans une autoblographie née dans le voyage et l'errance, mais le strip-tease émotionnel auquel je me livre dans les pages de ce journal intime et photographique semble mener inéluctablement vers cette disparition.
Une photographie n'est que mensonge: I'espace est amputé, le temps manipulé. Ce sont les faux semblants incontournables d'une image condamnée à choisir entre l'hypocrisie - ou la bonne conscience - et la fiction. Le langage utilisé est souvent un langage de classe, dominateur mais aliéné, ignorant de sa propre matière: I'apparence, I'ambiguïté, I'imaginaire. Dans mes photographies, dans ma pratique ordinaire du mensonge, je ne peux pas prétendre décrire autre chose que ma propre situation -mes états ordinaires, mes déséquilibres intimes..., je ne peux pas commenter autre chose que l'insignifiance même de l'instant photographique.
Adeptes de l'anthologie, d'un savoir réducteur, d'expériences avortées, nous nous approprions les gestes, détournons les actes et vomissons les signes qui "indiquent" notre relation avec l'image et déterminent notre perception d'une réalité devenue hypothétique. Le monde, alors, n'est plus qu'une icône, un autel devant lequel le photographe pratique ses rituels. Mais si la liturgie, la prière et le sermon restent encore les insTruments de culte en vigueur, pour le photographe, il n'y a de vérité et de liberté que dans l'espace de la confession.
J'essaie de prendre mes distances avec une certaine photographie documentaire qui utilise souvent les symboles les plus facilement lisibles et assimilables, pour rendre compte de réalités complexes, dans un équilibre sans cesse remis en question entre la photographie, comme outil documentaire, et une autre photographie, entièrement subjective. Ce n'est pas le regard que porte le photographe sur le monde qui m'intéresse, mais ses rapports les plus intimes avec celui-ci.
Je crois que ies seules photographies qui ont une existence propre sont les images "innocentes". On les trouve dans les albums de famille ou les fichiers de police. Au-delà d'un simple enregistrement du réel ou d'un certain caractère esthétique, elles témoignent du rôle du photographe, de son implication, de l'authenticité de sa position dans une situation donnée. La composition, la lumière, la narration ne sont plus, pour moi, des problèmes fondamentaux mais des mensonges superflus. Ce qui m'intéresse aujourd'hui dans une image: la perspective qui a justifié l'acte photographique, les interférences de l'expérience et de la mise en scène, la texture, la matière, la fonction de l'autoportrait, du personnage, les incohérences de la mise en séquence, la reconstruction maniaque d'expériences désordonnées- les photographies, comme les mots, se sentent seules quand elles sont isolées...
Critiquer de façon cohérente l'image dominante actuelle exige d'une photographie qu'elle soit lucide sur les conditions troublées de son expérience entre l'oeil et le regard, la machine et l'inconscient, sur l'impureté fondamentale de son rapport au réel et au fictif. Cette approche ne peut se concevoir que comme multiple; elle associe des techniques et pratiques parfois opposées dans l'utilisation du langage photographique; j'essaie de rendre compte de contradictions inhérentes à la "fonction" du photographe documentaire, censé retranscrire une réalité donnée alors qu'il ne relate qu'une somme d'expériences.
Je peut alors utiliser le monde à mes propres fins et, dans une expérience assez solitaire, le remodeler, le transformer à volonté, faire en sorte que, sans les images, le monde n'existe plus...
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