La nuit des taupes
Solange Galazzo
« Jai organisé mon terrier, et il ma mair bien réussi. »
Franz Kafka
Elles avancent en aveugles. Que cherchent-elles dans cette obscurité. Les taupes vivent dans le noir profond de lHadès. Et elles ont fini par devenir noires elles aussi. Presque anthracites. Je suis lune delles. Je plonge dans lobscurité. Je me souviens : toute petite, jaimais dénicher tout ce qui se trouvait enfoui dans la terre ce monde invisible mintriguait beaucoup, trop même, dautant plus quil contenait des êtres vivants.
Jai retrouvé dans les souterrains de Kafka les émotions de mes nuits enfantines.
Maintenant que je me suis engagée à transposer dans mon univers pictural deux nouvelles de lécrivain pragois, « La Taupe géante » et « Le Terrier », deux nouvelles « souterraines », je vois des taupes surgir à la surface au terme dun périple hasardeux dans des galeries dédaliques et dans la masse compacte et obscure. Elles vivent à mes yeux en symbiose avec les ocres de la terre ou du sable du Roussillon. Elles sont couvertes de griffures, comme si elles avaient dû porter le poids monstrueux de cette terre. Il ny aurait dans leur royaume enfoui que de minuscules lumières pour les guider. Elles sadresseraient à moi et me questionneraient comme de petites sphinges malicieuses après avoir déchiré cet espace chtonien informe.
Par définition, le terrier est labyrinthique. Ce sont des galeries qui senchevêtrent au sein dune place forte avec quelques ronds-points et de rares galeries larges et dégagées. Cest limage dun égarement procurant le frisson de linconnu et de la peur de se perdre à jamais. Cest un lieu de perdition comme la vieille ville dAvignon au temps de la papauté, que François Pétrarque désignait comme la « troisième Babylone et le cinquième labyrinthe » : chaque rue portait lespoir dune rencontre imprévue et ne pas sy retrouver, cétait rester étranger à jamais à sa vérité. Et cest aussi la manifestation concrète de la spirale originelle.
Je me demande quand dans ma vie est apparu le Journal
Anne Gorouben
Ce dimanche 19 juillet 1910, jai dormi, je me suis réveillé, dormi, réveillé, misérable vie. » Franz Kafka, Journal.
« Jy songe chaque fois et, chaque fois. » (1) Je me demande quand dans ma vie est apparu le Journal. Impossible de dater cette apparition, mais il me semble tout de même que ce fut très tôt, dès mes premières années détude, presque au même âge où Kafka a commencé à lécrire. Il ne ma plus quitté. Ce grand livre souffrant, tragique et drôle nest pas de ceux qui détruisent, mais de ceux qui sauvent, qui donnent de la force. On y revient, sans cesse. Parcouru par la douleur de lexistence, il est traversé par la lumière. Dune beauté déchirante, il est transpersé par léchec, par langoisse lancinante de léchec, par le désir de solitude et par le désir de la rencontre, par la nécessité menacée décrire et la douleur du corps, du « désespoir que me cause mon corps et lavenir de ce corps. » (1910).
« Je suis une fois de plus tiraillé à travers cette fente longue, étroite, terrible dont, à vrai dire, je ne puis triompher quen rêve. A létat de veille et par la seule force de ma volonté je ny parviendrai jamais. » (5 décembre 1919).
Aujourdhui je suis préposée aux rêves, mon cher Gérard-Georges. Je parcours à nouveau le Journal par le biais de cette quête particulière de lécriture de mes rêves, de mes visions davant le sommeil (« mais je nai pas dormi du tout. ») et dimmédiatement après le réveil. Franz Kafka écrit comme on dessine cest lécriture la plus proche du dessin que je connaisse. Quelque chose que je nai jamais vu ailleurs. Et, dans le Journal, le travail incessant de cette écriture se frayant un chemin par approches successives, cet effort pour aller vers cette vérité dépouillée est incomparable Kafka dessine : « linsatisfaction dont un rêve offre limage, chacun lève les pieds pour quitter la place où il se trouve. » (16 août 1912). « Tout oublier. Oublier la fenêtre. Vider la chambre. Elle est traversée par le vent. On ne voit que le vide, on cherche dans tous les coins et lon ne trouve pas. » (19 juin 1916).
« Vague espoir, vague confiance. » (2 novembre 1920). «Cet après-midi, rêve dune tumeur sur ma joue. Cette frontière oscillant perpétuellement entre la vie et une terreur en apparence plus réelle. » (22 mars 1922). « Mon travail se clôt, comme peut se fermer une plaie qui nest pas guérie. » (8 mai 1922). La plaie nest pas et ne peut se guérir, chaque page ouverte du journal lest sur une douleur et sur une cécité mêlée de désespoir et de lumière. Pour moi, les « images», ce que jappelle cette évocation si violente quelle sapparente donc au dessin, se reçoivent de façon viscérale, intense ; elles se ressentent physiquement: ce sont des mots qui agissent sur le corps, qui pénètrent avec toute la force qui nécessite leur expulsion.
Description dun combat
Claude Jeanmart
A propos du film, des peintures, et des images réalisés sur la proposition de Gérard-Georges Lemaire, à partir de la nouvelle de Franz Kafka, « Description dun combat».
Lécriture de Kafka, celle de ses nouvelles, mest apparue demblée, comme une écriture cinématographique. Cette écriture ma semblé également très picturale, tant elle fait naître dimages riches en contrastes, en « tons sur tons », en parties indéfinissables, comme abstraites. Jai pensé bien sûr à Alfred Kubin, son contemporain, dont javais admiré loeuvre, sombre et étrange, dans la très belle petite ville de Litoméricé.
La lecture de « Joséphine » mavait déjà procuré un foisonnement dimages et de sons, mais jy voyais surtout des mouvements de foule, difficiles à mettre en oeuvre avec des moyens restreints. Je me suis orienté ensuite vers « Regard », et en particulier vers « Enfant sur la grand route », qui me rappelait des vacances passées en Bourgogne ; mais je risquais trop dêtre tenté par lautobiographie, ou par la nostalgie. Celle de « Description dun combat », écrit en 1906. Jy ai trouvé immédiatement des points de rencontre avec ma peinture, et avec mes travaux en scénographie. Jai incorporé dans mon projet, la seconde écriture de cette nouvelle, datant de 1910, et à laquelle Kafka donna le titre de « Vers minuit ».
J ai commencé à prendre des notes et petit à petit, une cascade de situations et dimages, une profusion de sentiments, se sont transformés en un scénario dont jai senti quil me fallait absolument respecter la chronologie. Cette nouvelle, encore plus que les précédentes, mest apparue semblable à un story-board de film. Il y avait à tout instant des changements de rythme, déchelle, despace.
On était dedans, puis dehors, puis à nouveau dedans. Les deux principaux personnages masculins, passaient devant des figurants, devant des couples accoudés à leurs fenêtres, ils couraient en de longs travellings, devant des façades de maisons, disparaissaient et réapparaissaient derrière des arbres, en des plongées et contre plongées successives. Les uns étaient vus en plan large, dautres en plan américain ; il y avait même des gros plans.
Le respect de la chronologie des événements, dans la construction du scénario, sest imposé, tant l écriture de Kafka me semblait faite de la juxtaposition de petits textes, chacun autonome, mis bout à bout comme cela se produit dans la constitution des rêves. Ces derniers qui ne sauraient être des récits rationnels, sont cependant empreints dune logique évidente, dune structure dans laquelle le quotidien, libéré de la linéarité temporelle, est présent à tout instant. Les entretiens avec Gérard-Georges Lemaire, mont éclairé en ce sens, et ont confirmé cette façon particulière quavait Kafka, de composer ses nouvelles à laide dune technique que lon nommerait aujourdhui, le « copier coller ».
Jai, par exemple, noté : arbres et branches tordues / vautours qui volent et se posent au sol / chemin de montagne descendant jusquau vallon / il marche dans la nature en battant bruyamment des mains
Le personnage principal traverse toutes les situations, comme sil observait un paysage défilant par la fenêtre du train. Il éprouve des sentiments, par moments, et les exprime avec retenue, comme sil était un témoin de passage. Mais tout au long du récit, on peut soupçonner le narrateur dêtre lui-même, un peu tous les personnages de lhistoire, ou dêtre en tout cas très proche des êtres quil croise. Et la femme qui descend l escalier, celle à sa fenêtre qui se laisse distraitement caresser par un homme, ou celle dans le jardin, sont les différentes facettes de celle quil désire, et que cependant, il tient à distance.
Jai donc choisi de navoir que deux personnages masculins, le narrateur et lami qui se déclare comme tel, et un seul personnage féminin, apparaissant sous divers traits, unique et multiple, énigmatique. [
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Dans la barque du Chasseur Gracchus
Patricia Reznikov
Cest un homme qui ma présentée au Chasseur Gracchus. Lhomme qui mest cher. Cétait il y a longtemps déjà, et depuis, mon regard sur la littérature na plus jamais été le même. Depuis ce temps, le Chasseur maccompagne. Il est celui qui ne sait pas et qui sait. Jai compris quil en était de même pour moi. Et pour nous tous, sans doute. Nous errons dans notre barque sans gouvernail, nous ne savons rien, nous savons. Nous allons de port en port et notre voyage est le fruit dun malentendu, un merveilleux malentendu. Et nous tâchons décrire et de peindre quelque chose de ce voyage, pour témoigner de ce quil faut bien appeler une petite et grandiose aventure. Quelle plaisanterie est notre moteur, Quelle mélancolie ? A force de fréquenter le Chasseur Gracchus, ce mort si vivant, dérivant sans fin dans un entremonde qui ressemble tant au nôtre, jai deviné la présence dun autre voyageur à ses côtés: un jeune homme du nom de Franz, un léger sourire aux lèvres et le regard incandescent. Sa présence fraternelle est trop intense, son regard difficile à soutenir. Il est lauteur. Il est celui qui sefforce de nous dire quelque chose. Il nous touche lépaule et nous murmure: entre le bruit, la fureur et le rire, nous vivons ici, à Riva. Des bateaux venus du monde entier accostent à nos quais dans lindifférence, sous les yeux de deux enfants qui jouent aux dés. De beaux pigeons nous apportent parfois des nouvelles que nous nentendons quà peine. Et tour à tour, lun ou lautre dentre nous, paré comme pour une cérémonie, accueille un chasseur perdu quun accident a jeté sur nos rives. Il faut savoir le recevoir, puis, le laisser repartir. Car il a été content de vivre et content de mourir. Dans la forêt allemande, il a fait le bien, il a fait le mal. Qui sait quel mal il y avait à cela ? Quel mal il y a à exister
Écrire, peindre, nous nous y efforçons à notre tour. Vivre aussi. Ce voyage du Chasseur sur le grand fleuve est cette odyssée-là. Montons dans la barque. Il nous est donné de toucher du bout des doigts lextraordinaire et puissant mystère de lhomme Kafka. Car Kafka nous hante. Et le Chasseur Gracchus nous hante avec lui. Plein de ses exploits passés, couchés sous son châle à fleurs, habillé de son seul suaire fané, il nous visite et nous entraîne. Est-ce que nous avons le choix ? Nous vivons, nous peignons, nous écrivons. Il y a dans tout cela quelque chose qui nous est une grande consolation. Relisez bien le conte: le voyage du Chasseur Gracchus ne sarrête jamais.
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