Les sujets délicats sont nombreux dans le folklore hollandais,
ils attirent l’attention d’artistes qui les présentent
dans les scènes dont nous avons perdu l’origine du sens.
On voit toujours la partie visuelle où on repère un personnage
principal et on voit que dans la peinture de genre ce personnage peut être
un objet. Par exemple, « Le verre de limonade » de Gérard
Terborch (années 1660, Musée de l’Ermitage), où un
objet réunit trois participants autour de lui : un jeune homme
qui propose de la limonade à une jeune fille qui hésite à la
prendre et une vielle dame qui encourage la fille à accepter cette
boisson. Ce verre avec son contenu agréable et frais est un plaisir
destiné à la jeune fille, ce verre l’intrigue, l’attire
et fait peur en même temps, mais pourquoi ? Qui sont cet homme
et cette vieille femme ? Parmi plusieurs anecdotes hollandaises on trouve
la scène « Chez l’entremetteuse », où la
vieille présente une jeune fille à un chevalier. L’artiste
parle ici en langue symbolique d’objets « féminins
et masculins » : la longue cuillère que l’homme a
mis dans le verre pour presser et mélanger le jus de citron et
le verre arrondi et transparent que tient la jeune fille. Cette langue « secrète » nous
fait découvrir le sujet réel de ce tableau.
Dans le genre de la nature morte, ce concept d’objets
- personnages est encore plus fort, ce n’est
pas la présentation des objets pour montrer
des objets. Mais s’ils vivent dans le monde humain
comme dans la peinture de genre, de cette manière
l’homme vit aussi dans le monde des « still
leven ». On sent toujours la présence
d’homme dans les natures mortes hollandaises.
Le sujet des natures mortes de petit-déjeuner
se passe toujours dans une maison dont les fenêtres
sont reflétées dans les carafes, dans
les bocaux et dans les verres. La nourriture est toujours
déjà touchée, l’ordre des
choses est bouleversé, ce n’est pas le
début du repas et ce n’est pas la fin,
se sont les objets dans leur « activité »,
dans l’état de leur utilisation, leur
consommation. De quoi parlent ces choses, ces délices
? Quels objets trouve-t-on sur la table hollandaise
du XVIIe siècle ?
Dans
les tableaux de Willem Claesz Heda ou de Pieter Claesz
on trouve une richesse de vaisselles brillantes, des
verres remplis de vin et le raisin à côté nous
amènent à l’époque des premiers
chrétiens qui pour cacher leur religion s’exprimaient
dans la langue des symboles : le vin et le raisin (parfois
chez des hollandais le raisin est remplacé par
des cerises et renvoie à La Passion de Jésus-Christ)
sont des symboles du sang du Christ et le symbole de
l’Eucharistie (cf. St Jean 15,1). Dans les mêmes
tableaux, on trouve aussi le pain blanc, le symbole
du corps du Christ. Touts les fruits frais nous amènent
au Paradis, mais tous les fruits avec des défauts,
avec des insectes comme des mouches ou des vers nous
représentent l’Enfer. De l’autre
côté, la comparaison des fruits frais
et des fruits pourris est un symbole de la vanité,
de la beauté, et de la jeunesse qui sont temporaires.
Parfois des artistes nous rappellent sur le fruit
du péché qui est montré comme
le fruit déjà consommé ou coupé.
Les couteaux sont les symboles du mal (évocation
de la lance dont Longin perça le flanc de Jésus
Christ en croix) presque toujours voisins des symboles
de la vanité et de « la chair faible » (cf.
St. Matthieu 16,41), comme le jambon déjà coupé et
mangé et les gibiers morts. Par contre les crabes,
les homards qui ont la propriété de changer
de carapace font référence à la
résurrection du Christ ; le poisson est aussi
un symbole christologique, présenté souvent
sur les objets du culte des premiers chrétiens,
puisque son nom grec- ikhthus est un acronyme des mots
Iésus Khristos Théos Huios Sotèr,
c’est ce que veut dire : Jésus- Christ,
Fils de Dieu, Sauveur. Donc dans la peinture hollandaise
les symboles religieux sont exposés à côté des
symboles du plaisir de la vie qui sont temporaires
pour une raison didactique.
Le plaisir de la vie, la vitalité sont des
sujets fréquents surtout dans les scènes
de genre. Dans la nature morte la symbolique d’objets
est la même. Le concept de la fécondité composé avec
des symboles féminins et masculins sont développés
dans les formes géométriques comme les
assiettes rondes, les calices et les verres allongés,
ainsi que dans les présentations de produits
aphrodisiaques comme des huîtres ouvertes et
consommées.
La structure du monde entier est placée par
les peintres hollandais sur la table : les quatre éléments
sont montrés dans des compositions différentes.
Un verre de bière mousseuse évoque la
mer, le charbon flamboyant dans un pot en terre cuite
est une unité du feu et de la terre, les pipes
sont liées à l’air. Dans la nature
morte de Pieter Claesz (1636, Musée de l’Ermitage)
ces objets simples sont unis dans une atmosphère «monochrome » qui
souligne encore plus leur simplicité d’ascète
qui devient une valeur importante pour la religion
protestante. Dans plusieurs « Natures mortes
avec des fruits » de Balthasar Van Der Ast (Musée
de l’Ermitage, Musée des Beaux Arts de
La Caroline du Nord, Musée Norton Simon, Rijkmuseum,
Currier Museum, Musée des Beaux Arts de Belgique,
Musée Thyssen-Bornenisza) la même structure
mondiale est donnée autrement : les fruits sont
le don de la terre, les coquillages sont les fruits
de la mer, les fleurs, notamment les tulipes suivent
toujours la lumière et la chaleur du feu du
soleil, les oiseaux, les papillons et les libellules
s’envolent dans l’air. Cette nature morte
est un véritable tableau du monde où les
fruits purs et intacts sont mélangés
avec des fruits consommés par les insectes.
Les fleurs toutes fraîches se trouvent à coté de
fleurs fanées qui nous font penser que la vie
terrestre n’est que temporaire. Cette conception
naturelle du monde qui semble rester actuelle pour
tous les temps et pour toutes les religions cache un
autre sens, ici chaque objet-symbole propose une double
lecture liée à la religion chrétienne.
A partir de seconde moitié du XVIIe siècle
les objets présentés dans les peintures
restent les mêmes, mais la lecture symbolique
se complique et souvent d’autre messages sont
passés en plus de postulats religieux, ainsi
dans les oeuvres de Kalf, de Helst, de Terborch le
luxe, la brillance d’une nouvelle classe de riches
arrivent au premier plan.
L’âge d’or de la peinture hollandaise
nous montre que parmi les nombreux artistes peintres
comme Hals, Rembrandt, Vermeer, Van Ostade, Van Ruisdael,
Claesz, Claesz Heda, Steen, De Hooch, Terborch, Potter
font leurs découvertes uniques dans le sujet,
dans la composition, dans la technique, dans la lumière
ou dans la couleur. Leurs trouvailles dans les moyens
d’expression de la peinture fascinent toujours,
ils influent sur les peintres européens de la
même époque et ils annoncent les recherches
des artistes à venir. Le marché de la
peinture hollandaise était très productif
et en même temps démocratique, faisait
que les tableaux étaient appréciés
pour leurs qualités et leur prix abordable c’est
pourquoi ils ont été vendus partout en
Europe, par exemple, dans les foires de peinture, comme
celle à Paris dans le quartier de Saint Germain.
Les natures mortes et surtout la peinture de genre,
ou les objets qui étaient chargés de
transmettre plusieurs informations jouent un rôle
aussi important que les personnages, les tableaux de « Petits
Hollandais », souvent porteurs de valeurs religieuses
et d’exemples de vertu, inspirent les peintres
aussi bien en Italie qu’en France.
Durant le second quart du XVIIe siècle, les
plus beaux représentants du genre en France
sont les frères Le Nain et plus précisément
Antoine et Louis, dont il est encore difficile de différencier
les oeuvres. Comme leurs congénères hollandais
Adrien Van Ostade, « maître de la vie de
paysans » ou le flamand Adrien Brouwer travaillant
au début du siècle en Hollande les Le
Nain suivent le principe d’un coloris « monochrome » accentuant
la pauvreté de la vie des paysans, qui se réunissent
autour d’un repas ascétique composé de
pain et de vin évoquant ainsi les symboles eucharistiques
qu’ils partagent entre trois générations
d’une même famille (« Famille de
paysans dans un intérieur » ; « Famille
heureuse ou le Retour du baptême » ; « Repas
de paysans », 1642, Musée du Louvre ; « Intérieur
français », 1645, National Gallery of
Art,Washington ou « Paysans dans un intérieur »,
1642, Kimpbell Art Museum, Fort Worth). Ces personnages
souvent comparés avec les personnages bibliques,
sont eux-mêmes des symboles des cinq sens humains
et des trois âges- sujets tellement aimés
par les hollandais.
Le sud des Pays-Bas restait dans la dépendance
de l’Empire des Habsbourg espagnols, tandis que
l’influence artistique se fît sentir chez
les peintres espagnols. Le genre de « bodegones » dont
Vélasquez a été le grand maître
nous renvoie aux scènes de la cuisine des néerlandais
du début du XVIIe siècle, telles que
les oeuvres de Pieter Cornrlisz van Ryck (Scène
de cuisine, 1604, Herzog Anton Ulrich Museum, Braunschweig)
ou celles d’Adriaen van Nieulandt (Scène
de cuisine, 1616, Herzog Anton Ulrich Museum) qui placent
une scène biblique en arrière plan et
une simple cuisinière au premier plan. Fortement
influencé par Caravage les « macho » et « mâchas » de
Vélasquez vivent dans une atmosphère
qui est plutôt proche des espaces « monochrome » des
peintres de Haarlem ; les objets qui constituent les
natures mortes ascétiques, ainsi que les personnages
humains sont des porteurs d’une forte symbolique
didactique religieuse, comme la vieille dame qui avec
un geste préventif d’avertissement s’adresse à la
jeune fille préparant un repas simple avec quatre
poissons, des gousses d’ail et deux oeufs dans
le tableau de Vélasquez « Le Christ dans
la maison de Marthe et Marie » (1618, National
Gallery, Londres). Ce motif des âges est exposé dans
les natures mortes hollandaises, par exemple, chez
Floris van Dijck (Natures mortes avec les fromages
du 1613, Musée Frans Hals à Haarlem et
celle du 1615-1620 de Rijksmuseum à Amsterdam)
qui peint deux ou trois fromages d’âges
différents : jeune, mûr et vieux ; chez
Vélasquez se sont les personnages de deux (Vieille
Femme faisant cuire des oeufs, 1618, National Gallery
of Scotland, Edimbourg), ou trois générations
(Déjeuner, 1617, Musée de l’Ermitage,
Saint-Pétersbourg) qui se réunissent
autour d’une table.
Curieusement,
mais après le déclin du siècle
d’or de la peinture hollandaise, certains peintres
européens du XVIIIe siècle reviennent
vers l’héritage des hollandais. La vie
quotidienne, réelle ou imaginaire, réunit
sous ce thème unificateur des artistes aussi
divers que Watteau, Chardin, Boucher, Greuze, Fragonard,
Hogarth. Les objets qui font partie de cette vie jouent
toujours un rôle très important, ils sont
toujours vus aussi vivants et parfois plus actifs que
les personnages animés, tels que les ustensiles
ou la raie de Chardin. Le regard empirique a laissé la
place à un regard admiratif de la nature et
il montre la vie telle qu’elle est avec une légère
envie de l’imaginer parfaite comme dans « Les
fêtes galantes » de Watteau ou dans son
dernier chef d’oeuvre « l’Enseigne
de Gersaint » (1820, Château de Charlottenburg,
Berlin). Même si la double lecture symbolique
n’intéresse plus, l’humour didactique
si fréquent au XVIIe siècle chez Brouwer
et Steen dans la peinture de genre et chez Potter dans
le genre animalier, trouve son prolongement dans la
satire moraliste de XVIIIe siècle. Par exemple,
chez Hogarth dans les séries « Mariage à la
mode » (autour de 1843, National Gallery, Londres),
ou « Aux élections » (1854-1855,
Sir John Soane’s Museum, Londres), ou chez Chardin « Singe
antiquaire » (1826, Musée du Louvre) et « Singe
peintre » (1835, Musée des Beaux Arts,
Chartres).
Dans les oeuvres de Chardin, il y a quelque chose
de plus qu’une simple ressemblance plastique
avec les hollandais, Elie Faure exprime très
justement ce sentiment, en disant que » toute
la splendeur est dans la volupté exclusive de
peindre que jamais, Vermeer de Delft à part,
sans doute, nul ne posséda à ce degré.
C’est avec la même attention qu’il
(Chardin) a peint la petite fille appliquée à bien
dire le Bénédicité pour avoir
plus vite sa soupe, la maman qui va la servir et s’amuse à la
regarder, et les harmonies bourgeoises qui les entourent
l’une et l’autre, les tabliers, les robes
de laine, la raie bleue courant sur la nappe, la soupière,
les meubles de chêne verni, l’ombre rôdante
et caressante. Il sait que tout cela s’accorde,
que la vie des objets dépend de la vie morale
des êtres, que la vie morale des êtres
reçoit le reflet des objets. Tout ce qui est
a droit à son tendre respect. Il est avec Watteau,
en France, le seul peintre religieux de ce siècle
sans religion. »(2) Watteau
et Chardin sont « les peintres religieux » du
même degré que van der Ast, Gillis, van
Dijck, Claesz, Claesz Heda qui « cachent » dans
leurs objets les messages religieux.
Le XIXe siècle est une époque marquée
par la redécouverte et la réappréciation
des « Petits Hollandais ». La nouvelle
culture bourgeoise cultiva les valeurs didactiques
de la vie privée et familiale, les marques extérieures
de prospérité passaient au second plan,
derrière le bonheur domestique entre quatre
murs, dans ce qui devenait un lieu de retraite. Des
idées bourgeoises comme le zèle, la probité,
le sens du devoir, la fidélité, la modestie,
furent élevés au rang de principes universels.
Cette culture apparut pendant la première moitié du
XIXe siècle porte le nom de Biedermeier en Allemagne
et en Autriche, où elle touche tous les arts
et elle va se propager partout en Europe, cette culture
restera fortement présente dans la peinture
russe jusqu’aux années 1870. En Allemagne
et en Autriche la peinture de genre trouve de nombreuses
interprétations : documentaliste chez Menzel,
ou romantique chez Waldmüller, mais souvent on
y trouve des citations des thèmes traitées
chez les « Petits Hollandais », comme les
jeunes femmes à la toilette entourées
des objets typiques descriptifs : chez Mayer von Bremen
dans « La jeune femme mettant les boucles d’oreilles » et « Dans
le boudoir » (1870, collection privée)
ou « La jeune nounou » devant le berceau
(1854, Nationalgalerie, Berlin). Ici les objets donnent
un aspect de la description presque romanesque, ils
sont utilisés comme les détails littéraires
pour « les comédies peintes » par
Danhauser (« Der reiche Prasser », 1836, Österreichische
Galerie, Vienne), ou chez Spitzweg dans ses « courtes
histoires » comiques sur les personnages stéréotypés
de l’époque, tels que « le Rat du
livre », « le Portraitiste », « le
Naturaliste » ou « le Pauvre poète ».
Parfois Spitzweg désigne un personnage fortement
romantique avec les détails qui ne sont pas
nombreux, mais aussi précis que chez les hollandais,
tel est le jeune prêtre reconnaissable à son
couvre-chef et à son costume noir d’un
séminariste ou d’un élève
d’un collège jésuite de Bavière
qui est le bastion du catholicisme allemand, dans « la
Lecture de bréviaire. Le soir. » (1845,
Musée du Louvre).
Le personnage humain dans la peinture de genre de
l’époque Biedermeier est proche de la
vision des peintres hollandais, car ce n’est
pas un homme concret, il est présenté en
tant qu’un détail parmi les autres, les
objets et la nature restent aussi importants que lui.
Cela se confirme dans les paysages romantiques de l’époque
Biedermeier de Richter ou de Friedrich, où l’homme
n’est qu’un petit grain de sable dans la
nature toute puissante, cette vision était déjà centrale
dans l’oeuvre de Jacob van Ruisdael au XVIIe
siècle. La vie des paysans pour la première
fois dans l’histoire de l’art a pris une
telle importance dans les tableaux de la seconde moitié du
XVIe siècle chez les néerlandais Pieter
Aertsen et Joachim Beuckelaer qui placent les scènes
bibliques en arrière plan dans les marchés
et dans les villages néerlandais. Ensuite au
XVIIe, ce principe a été repris par Adrian
van Ostade qui arrive à remplacer les divinités
antiques par les simples paysans hollandais pour créer
ses allégories des cinq sens ou des quatre temps.
Au XIXe siècle Jean-François Millet en
France et Alexey Venetsianov en Russie reviennent à ce
sujet en présentant les paysans de façon
poétique et idéaliste.
Comme les peintres de Biedermeier certains peintres
russes du XIXe siècle comptent parmi les héritiers
des « petits hollandais », qui emmènent
leur touche nationale contemporaine. Chez Pavel Fedotov
l’humour et la tragédie se côtoient
dans les histoires qui nous racontent les personnages
stéréotypés et les objets, qui
se présentent de façon plus symbolique
que dans les tableaux des artistes de Biedermeier.
Grâce à ces objets on découvre
l’histoire d’une jeune veuve croyante et
fidèle qui a perdu son époux, officier
de l’armée impériale russe (Jeune
veuve, 1851, Galerie de Tretiakov, Moscou). L’état
de désordre, les bouteilles de vin vides, les
restes de nourriture, la guitare avec les cordes déchirées,
les objets cassés par terre et un copain ivre
dormant sous une table : bienvenue chez un petit fonctionnaire
récemment décoré et monté en
grade, qui commence sa matinée après
une fête bien arrosée, par se refaire
une beauté avec l’aide de sa servante
(Le frais chevalier ou le matin d’un fonctionnaire
décoré par sa première croix,
1846, Galerie de Tretiakov).
Dans les années 60 et 70 l’artiste Vassili
Perov se moque de l’hypocrisie de la société de
son époque en montrant un « Repas monastique » (1865-76,
Musée Russe, Saint-Pétersbourg, Ill.
5) loin d’être ascétique, ou « La
procession de Pâques » (1861, Galerie de
Tretiakov) dans un village russe dont les habitants
ont déjà trop fêtés ce Saint événement.
Le congénère de Perov Leonid Solomatkine,
l’artiste des pauvres, des paysans, des ivrognes,
des petits gens de la rue qui faisait partie de ses
personnages en menant une vie de désoeuvré comme
son prédécesseur Adrien Brouwer. L’absence
de règles académiques dans l’anatomie
et dans la composition font que les scènes de
Salomatkine sont pleines d’un humour qui n’est
pas méchant, mais qui est plutôt touchant
par le sentiment de désespoir de ses pauvres
héros, dont les bonheurs sont simples, tels
sont les paysans de « La procession de Pâques » (1882,
Musée National des Beaux Art de Biélorussie,
Minsk) et « Les policiers -glorificateurs » (1872,
Musée des Beaux Arts d’Oulianovsk, Russie,
Ill. 6) qui viennent à l’occasion de la
fête dans la maison d’un négociant
aisé pour chanter la Gloire du Seigneur et pour
obtenir ensuite une rémunération. Son
style proche de Brouwer et Ostade où les détails
son minimes, mais très parlant ne trouvera pas
un équivalent parmi les peintres du quotidien
russe du XIXe siècle, qui vont pourtant continuer
de décrire les histoires très chargées
avec les personnages et les objets stéréotypés,
parmi eux : Vassili Poukirev, Fedor Jouravlev, Constantin
Savitsky.
L’intérêt pour la vie de tous les
jours, dont les objets font partie de façon
importante, développe la nature morte qui d’un
second genre devient un terrain fertile pour les découvertes
majeures dans l’art de la fin du XIXe – début
du XXe siècles. Paul Cézanne réinvente
la nature morte pour créer les représentations
d’objets dans l’espace. Dans ses oeuvres
nous retrouvons les doubles et les triples perspectives,
les objets présentés dans les dimensions
imposées par la composition, car dans ses natures
mortes il renonce à la perspective linéaire.
Ces expériences ont été déjà annoncées
par les natures mortes hollandaises. Dans la nature
morte « Cerises et pêches » (1883-1887,
County Museum of Art, Los Angeles) le plat de cerises
est très incliné vers l’avant,
on le regarde d’en haut, ainsi que la partie
arrière de la table. L’assiette de pêches
et le pichet sont plus légèrement inclinés,
mais pas de la même façon que le plat
avec les cerises. La partie avant est présentée
comme si elle se trouvait au même niveau que
le spectateur. Les objets sont en train de glisser
de la table qui elle-même semble être inclinée,
ce motif venant du Moyen Age est encore fréquent
dans les natures mortes néerlandaises du début
du XVIIe siècle. Osias Beert dans la Nature
morte avec cerises et fraises dans des coupes de porcelaine
(1608, Staatliche Museen, Berlin) crée une composition « inclinée » pour
pouvoir donner une vision non faussée sur ces
objets reproduits de manière très précise,
pour pouvoir les observer entièrement avec la
précision empirique encore liée à l’esthétique
du Moyen Age. Cette oeuvre est traditionnellement chargée
de symboles, rattachée au principe de « disguised
symbolism » qui approfondit en pensées
la vision empirique.(3)
Ce principe du « symbolisme caché » a été reprit
par Cézanne sous la forme d’association
entre les objets : il place une simple serviette blanche
dans le centre au fond de la table, pliée d’une
façon particulière pour témoigner
encore une fois son admiration pour la montagne Sainte-Victoire
avec sa tête blanche et avec les carrières
de Bibémus arrondis, de couleur orangée
(La Montagne Saint-Victoire, vue de Bibémus,
1898-1900, Baltimore Museum of Art) comme les fruits
dans la nature morte du 1879 du Musée de l’Ermitage.
Nous retrouvons cette composition pyramidale dans Les
Joueurs aux cartes (1890-1892, The Metropolitan Museum
of Art) avec le blanc gris dans le centre comme la
montagne préférée de Cézanne.
Il reprend ce sujet en comprimant la représentation
pour aboutir à une composition à deux
personnages dont le caractère évoque
une nature morte (Les Joueurs aux cartes, 1890-1892,
Le Musée d’Orsay), cet effet a été auparavant
proposé par Van Gogh dans Les Mangeurs de pommes
de terre (1885, Musée Van Gogh, Amsterdam).
Dans cette idée, de composer les natures mortes
comme des paysages et voir les scènes de genre
comme des natures mortes, est la découverte
de la matérialité ou de la vision du
monde « à la nature morte » que
Cézanne a établi dans la peinture du
XXe siècle et qui a été revue
ensuite par Matisse et Picasso.
Pendant tout leur parcours artistique, les deux maîtres
s’intéressent au genre de la nature morte,
ils voient les objets en tant que source d’inspiration
pour tous les autres genres. Le principe de présenter « le
monde sur une table » se retrouve chez les deux
artistes. Dans les années 1900, Picasso crée
une série de personnages comme l’Amatrice
d’absinthe (1901, Musée de l’Ermitage),
l’Arlequin et sa copine (1901, Musée Pouchkine,
Moscou) qui partagent une table avec les verres et
les bouteilles, comme s’ils étaient les
créations du même univers. Cela amène
Picasso à présenter la femme comme si
elle avait la même structure qu’un objet,
telles sont : la Fermière (1908) et la Dame à la
mandoline (1909) du Musée de l’Ermitage
ou la Reine Isabeau (1908) et la Dame à l’éventail
(1909) du Musée Pouchkine. Picasso voit l’homme
composé des mêmes atomes qu’un objet
dans les Portraits de Kahnweiler (1910, the Art Institut
of Chicago) et de Vollard (1910, Musée Pouchkine)
ou dans l’Homme à la clarinette (1911,
Museo Thyssen-Bornemisza). L’imitation d’objet
dans la représentation humaine produit ce phénomène
symbolique basé sur le principe d’association
qui peut agir dans le sens inverse et présenter
l’objet qui évoque un personnage humain.
Cela notamment se réalise dans une nature morte « dédicace » de
Picasso, lié probablement à une personnalité proche
de l’artiste et aux évènements
qu’ils étaient en train vivre. Il s’agit
de la Nature morte avec le cran (Musée de l’Ermitage)
peinte en automne du 1907, dans la période où l’écrivain
Alfred Jarry meure à l’âge de trente
quatre ans. L’association de ce tableau « requiem » qui
par son sujet symbolique de la vanité évoque
la vie et la mort du jeune écrivain est d’autant
plus forte dans le choix d’objets présentés
dans le tableau et les jeux de mots qui correspondent à ces
objets : une jarre peinte à côté du
cran, symbole de la mort qui renvoie au nom de Jarry
décédé. L’idée d’attribuer à un
objet la même puissance informative qu’à un
mot, va conduire Picasso plus tard à réaliser
ces compositions associatives mélangeant la
nature morte matérialisée avec les textures
réelles et le mot (la Nature morte à la
chaise cannée, printemps 1912, Musée
Picasso, Paris ; la Bouteille de Pernod, 1912, Musée
de l’Ermitage).
La pratique d’associer une tête de mort
en tant que symbole de la « mors absconditus »,
de la putrescibilité, nous la retrouvons dans
le portrait de Jean Carondelet, doyen de l’Église
de Besançon et Conseiller de Charles V exécuté par
Jan Gossaert en 1517 ( Diptyque de Carondelet, Musée
du Louvre) qui réalise sur la face arrière
du volet un cran, dont la mâchoire inférieure
déboîtée a été poussée
de côté en signe de décomposition
de la personne, au-dessus on voit une citation de Saint
Jérôme : « Facile contemnit omnia
qui se semper cogitat moriturum » (Celui qui
considère toujours la proximité de la
mort méprise facilement tout »). Dans
la nature morte avec le cran de Picasso qui se présente
probablement en tant que portrait commémoratif
de Jarry, nous trouvons les mêmes symboles traditionnels
de la vanité que la pipe posée sur un
livre comme dans l’Autoportrait avec symboles
de vanité de David Bailly (1651, Stedelijk Museum
De Lakenhal, Leiden) et une oeuvre d’art à côté d’une
palette avec les pinceaux comme dans la Grande Nature
morte de vanité de Pieter Boel (1663, Musée
des Beaux Arts, Lille).