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Lecture de l'Art
Le monde sur un plateau ou
« Les Petits Hollandais »
dans « le fast food » mondial.
par Olessia Koudriavtseva

La relation de Matisse avec des objets est très associative, lui-même compare son art avec « un bon fauteuil qui… délasse… de fatigues physiques » (4), pour Apollinaire c’est « une belle orange » (5). Matisse se voit comme un metteur en scène qui crée des spectacles avec les modèles parmi lesquels il y a ses objets préférés qui apparaissent dans ses tableaux différents. Pour Matisse la nature morte est un héros équivalent à la nature vivante, car la force décorative d’un vase de porcelaine est aussi puissante que les formes et la texture du corps féminin. Nous avons aperçu que les hollandais ont déjà remarqué que les formes des objets nourrissent l’imagination symbolique, par exemple, dans la scène galante fortement symbolique de Gabriel Metsu (Musicienne, après 1660, Staatliche Museen, Kassel), l’homme avec un verre à la main s’appuie sur le dos du fauteuil de la jeune dame et il admire la belle qui règle une citerne avec un regard plein de désir. Juste à côté, sur une table semi couverte avec un tapis oriental comme sur un lit se repose un violon rappelant les courbes d’une femme couchée près de son amant dessiné sous la forme d’une coupe en corne qui par sa forme renvoie au sexe masculin en érection.

C’est de la même façon que Metsu crée deux scènes narratives : une avec les personnages humains et l’autre avec la nature morte. Matisse compose les scènes de genre avec les objets du quotidien. Une statuette rose est une coquette qui se repose dans son luxueux boudoir rouge, couchée sur un tapis dans une ambiance chic et un peu désordonnée (la Statuette rose sur la commode rouge, 1911, Musée de l’Ermitage). C’est là, dans cet intérieur de la maison de Matisse, sur une commode rouge et baroque que l’artiste présente sa formule composée avec les associations entre les objets, c’est la formule d’un art évoquant un « bon fauteuil » confortable. L’idée de rendre la vie confortable qui s’associe avec le fait de posséder des objets devient l’idée centrale de l’époque du progrès industriel. La perception d’objet en tant que symbole qui évoque des concepts religieux, poétiques ou naturels cède la place à l’objet fétiche mondial, tel que le produit industriel destiné à envahir le marché du globe. La publicité agissant comme l’incitateur à la possession de la marchandise influe sur l’art et finit par obtenir le statut d’oeuvre d’art. La nature morte dans son aspect quotidien en tant qu’objet industriel fait en série devient non seulement l’oeuvre d’art, mais l’objet culte autour lequel s’organise « la nouvelle religion » avec un nouveau système de valeurs.

Ce qui, avant, était caché sous les « enveloppes » des apparences destinées aux fidèles, s’ouvre dans l’oeuvre qui donne le nom au mouvement de Pop Art, I was a rich man’s plaything (1947, Tate Gallery, Londres) d’Eduardo Paolozzi. L’intime confession d’une starlette hollywoodienne définie en tant qu’objet de consommation est expliquée par le texte et par le langage associatif des objets- fétiches de cette « église », dont la « trinité » : le plaisir, la force de la technologie et la marque sont représentés dans les trois registres du collage. Pourtant cette « découverte » médiatique des symboles compréhensibles à tous n’est pas une invention des artistes de « la nouvelle époque », elle a été faite entre XVIe et XVIIe siècles quand l’érudition humaniste mit au point les emblèmes représentant des contenus spirituels énigmatiques, pour la plupart, sur la nature morale (6). En règle générale, les emblèmes étaient composés pratiquement comme le collage de Paolozzi, de trois parties : une courte devise, une image (pictura) et un texte en vers expliquant l’image (subscripto). Les natures mortes et les tableaux de genre dont les natures mortes sont souvent issues en tant que partie, ont puisé dans ces emblèmes leur symbolique cachée. Cette structure double correspondait au principe horatien des fonctions de plaisir et d’utilité qu’une oeuvre artistique était censée remplir. (7) Les constructions symboliques emblématiques ont souvent été influencées par des évènements concrets de la vie de la société. L’emblème de Roemer Visscher (gravure dans Sinne-Poppen, Amsterdam, 1614) avec le texte : « Een dwaes en zijn gelt/zijn haest gheschejden », c’est-à-dire : « Un niais et son argent se retrouvent rapidement séparés l’un de l’autre » faisait une allusion à la mode pour les tulipes qui faisait rage en Hollande, rappelant les spéculations en bourse menées par les négociants hollandais avec ces fleurs.

C’est de la même façon que les codes de la société de consommation paraissent dans le tableau Just what is it that makes today’s homes so different, so appealing (1956, Kunsthalle Museum,Tubingen) d’un autre père du Pop Art, Richard Hamilton qui y utilise l’image et le texte. Ce collage est conçu comme un tableau de genre, où une scène de la vie quotidienne présente en parallèle tout le concept philosophique de la culture des masses, définit par Hamilton comme « populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit en masse, spirituel, sexy, plein d’astuces, fascinant et qui rapporte gros. » Dans son approche qui porte finalement un aspect didactique d’un « bon » mode de vie, comment il faut et comment il ne faut pas vivre, Hamilton est comparable avec les « Petits Hollandais » qui montrent un certain modèle de la vie « bien rangée », avec les objets qui deviennent les symboles clés de cette vie, mais qui de l’autre côté donnent à ces symboles un second sens en ironisant sur les personnages typiques de la société.

L’art issu de la culture de consommation immortalisé par les oeuvres des « classiques » comme Johns, Lichtenstein, Oldenburg, Warhol et par celles des créateurs contemporains qu’on peut appeler des enfants de la mondialisation d’art, continue sa marche triomphale en Occident, en passant par La Russie et par La Chine. Cet art continue à confier à l’objet le rôle de porteur des messages économiques, politiques et sociaux, et présenter la chose en tant qu’icône et de voir un personnage humain plutôt comme un objet type ou un objet de série fabriqué par une usine médiatique. Mais finalement quand on parle de tous ces produits « sacralisés » par la culture de consommation : la bouteille de Coca Cola, la boite de conserve, le Roto Broil, les voitures ou une pop star, tous ces « réussites » du progrès présentées en tant que les héros des oeuvres d’art, remplaçant des valeurs spirituelles, sont-ce des phénomènes totalement nouveaux ou bien y a-t-il eu déjà des précédents ? Dans les tableaux des peintres néerlandais de la seconde moitié du XVIe siècle, tels que ceux cités auparavant, Pieter Aersen et Joachim Beuckelaer et chez les hollandais du XVIIe siècle Pieter Cornrlisz van Ryck et Adriaen van Nieulandt la domination de l’objet trivial sur les motifs élevés ne peut être comprise qu’en référence aux bouleversements sociaux et économiques en route. Dans la mesure où on avait observé dans la société occidentale un « désenchantement » (8) tendanciel de la religion, les marchandises gagnèrent un certain rayonnement, se transformèrent en fétiches que l’on possédait de manière presque libidineuse, dont semblait se dégager un effet magique. Voila pourquoi, chez Aertsen, après de nombreuses compositions bibliques « cachées » derrière les scènes des marchés, apparaît la peinture qui présente une offre de marchandises rendues plus performantes et diversifiées grâce à des méthodes de production améliorées. La paysanne qui vend toutes sortes de légumes et de fruits se transforme pratiquement en appendice de ces produits (Vendeuse de marché, 1567, Staatliche Museen, Berlin).

L’image du monde que ces peintres anciens présentent à travers les natures mortes ou à travers les objets qui font partie de scènes quotidiennes dans les tableaux de genre ne cesse d’être actuelle, car on y reconnaît toujours les mêmes problématiques intemporelles de la vie de la société, et ce n’est que la face visible de leur art et c’est sans doute par « la clarté » de ce qu’on voit que leurs oeuvres attirent. Mais comme nous avons pu le constater, il y a toujours quelque chose de plus, et ce n’est pas les symboles, mais les moyens d’expression que ces artistes utilisent, leur capacité d’observation et de concentration de l’information sur une petite toile qui fait des « Petits Hollandais » des Grands Maîtres.

Le résultat de mon admiration pour ces maîtres est devenu un jour une oeuvre vidéo, intitulée « Le Monde sur un plateau » que j’ai réalisé en 2005. J’ai cherché des moyens d’expression contemporains et forts pour m’approcher de leur langage symbolique, pour montrer comment par une image on peut présenter un concept du monde, comment des problématiques destinées aux théoriciens et aux historiens d’art peuvent être révélées aux spectateurs par un autre moyen que l’écriture, c’est-à-dire par un moyen plus accessible qu’un livre d’art qui est destiné soit aux amateurs, soit aux spécialistes. Je me suis fixée le but très ambitieux, d’une création accessible, pour chaque personne qui se croît initiée ou non initiée à l’art. Pour que chacun puisse percevoir ses propres associations en regardant cette vidéo qui retrace les intemporels moyens d’expression des peintres hollandais du XVIIe siècle. Ce film est un diptyque constitué avec deux volets–écrins qui évoque le format traditionnel dans l’art religieux des Pays-Bas, ainsi que les doubles oeuvres composées de deux pendants et les séries fréquentes en Hollande au XVIIe siècle. De l’autre côté, cette double vision s’appuie sur le principe de la double lecture de la peinture hollandaise : la nature morte qui s’associe avec les phénomènes naturels, religieux, sociaux, politiques etc., et les scènes de genre qui cachent un épisode quotidien, une longue histoire didactique, « écrite » dans le but de sensibiliser le spectateur.

D’une part, il y a la nature morte dont le langage est associatif et donc ce volet reste silencieux et invite à la contemplation ; et d’autre part, la scène de genre qui est narrative, parfois répétitive et ennuyeuse comme la vie du personnage qui la vit tranquillement, en faisant un travail physique, manuel et bien fait, mais qui cache toujours quelque chose. Le choix de ce personnage est venu naturellement dans la période, où je gagnais ma vie en travaillant dans un fast food parisien, j’y préparais des pains, des sandwiches et des pâtisseries que je vendais en même temps, ensuite je me suis occupée de la fermeture du snack, c’est-à-dire du ménage et de la caisse. Bref, un travail sans trop de réflexions, et c’est ce qui m’a toujours été difficile d’accepter dans ce genre activité.

Olessia Koudriavtseva
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4) Henri Matisse. Ecrits et propos sur l’art, Collection savoir : sur l’art, Hermann, Paris, 2004.

5) Guillaume Appollinaire. Préface du catalogue Mattisse-Picasso, Galerie P.Guillaume, Paris, 1918.

6) Albrecht Scöne. Emblemata. Versuch einer Einführung, dans : Deutsche Vierteljahresschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte 37, 1963, p.197-231.

7) Horaz. Art poetica, v.33 et suivants.

8) Max Weber. Soziologie. Universalgeschichtliche Analisen. Politik, Winkelmann, Stuttgart, 1973, p.483.

mis en ligne le 06/09/2008
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