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Jacques Monory et les abîmes ordinaires |
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Par Jean-Paul Gavard-Perret |
On ne sait si, comme le pensait Nietzsche dans La Volonté de Puissance, " un monde qui seffondre est non seulement un plaisir pour le destructeur mais aussi pour le spectateur " : toujours est-il que non seulement les peintures mais lensemble du travail de Jacques Monory nauront laissé indemne la civilisation sur laquelle ils ont prospéré de manière aussi froide que provocatrice. Cependant des parties de luvre de lartiste ont été occultées. Ex, Document bleu, Brighton Belle, Diamond back, Rien ne bouge assez vite autour de la mort bref, ses premiers livres et ses premiers films qui donnent à la partie émergée de liceberg-uvre dans les années 70-80 une dimension de massacre scénarisé que la peinture a ensuite occultée, forcément occultée, en cette marque de reconnaissance ou de fabrique : le bleu Monory qui allait se trouver à lintersection de diverses tendances (de lhyper-réalisme à lart conceptuel). Ce bleu apparut comme une sorte de force qui fit que la mythologie quotidienne de la fin du XXe siècle, lorsquelle est synonyme de la violence, se fit souvent " colorisée " dans ce bleu, forme inversée des scénographies hollywoodiennes façon Nathalie Kalmus.
À ce titre, Monory fut plagié, largement plagié, même si certains osèrent affirmer que cétait linverse qui sétait passé. Mais glissons, il y a désormais prescription : les mauvais perdants dhier sont oubliés quand, au contraire, luvre de Monory apparaît chaque jour plus complexe et plus baroque. Personnellement je garde cependant une sorte de nostalgie pour ces années 70-80 où Monory nous permit de toucher du doigt une violence qui, du moins en Europe, nétait pas encore perceptible (car sans doute moins scénarisée quelle ne létait déjà dans les médias américains que Monory se plaisait à parodier doù sans doute les accusations de plagiat de ceux qui navaient rien compris).
Luvre de Monory sadresse plus que jamais aux spectateurs, je veux dire aux consommateurs dimages auxquels sadressent les médias comme dailleurs, via leurs réseaux, ceux qui veulent en tirer profit : réseaux islamistes dun côté, gouvernement américain de lautre pour sen tenir au cas des événements du 11 septembre à New York et Washington. Les uvres de Monory sont dailleurs prémonitoires de tels spectacles. La connexion est évidemment plus profonde, moins événementielle quun pur placage ou rappel dimages ; elle est consubstantielle à une uvre que lon a trop tirée du côté du spectacle. Cest pourquoi les premiers films et les livres de Monory restent à mes yeux si importants : ils sont moins victimes des effets de mode auxquels ils ont échappé que les grandes toiles. Pourtant, Ex comme Brighton Belle, Diamond Black ou Quick ouvrent luvre vers dautres abîmes, ou plutôt visitent les mêmes abîmes que les tableaux, mais autrement. Ce que luvre peint possède de trop évident, le film ou le texte y échappent.
Il ne sagit donc pas de relever ici platement dans luvre des images que lon viendrait recoller sur le tragique réel du double écroulement du World Trade Center, mais plutôt dinsister sur lironie que les " métaphores réalistes " du peintre transportent au moment où des chaînes télévisées comme CNN se sont tues parce quil ne fallait pas voir les images des morts des tours. Censure des plus paradoxales dans un premier tant, puisque lon sait que ce nest généralement pas la morbidité qui retient les preneurs dimages made in USA plutôt friands de tels dégâts. Mais, pour une fois, cétait lorgueil dune nation qui était pris à revers, il fallait donc en quelque sorte " effacer " les stigmates dune telle ombre au tableau, il fallait juste soulever un sentiment dhorreur tout en cachant ce quon ne saurait voir. Feinte pudeur qui fut une belle tartufferie médiatique. Cest cette sorte de pudeur, cest ce type de mise en scène quen faisant semblant de les recopier, Monory ne cesse de faire sauter.
Les livres et les films de Monory montrent sans doute de manière plus profonde encore que les tableaux toutes les impasses dans lesquelles nos démocraties (en premier lieu lAméricaine) sont en train de se fourvoyer. La mort est nécessaire en un monde aseptisé, mais Monory ne la toutefois jamais directement exhibée. Son processus de re-présentation demeure toujours allusif ou au moins hautement symbolique. Connaissant bien la fameuse phrase de Nietzsche : " il y a de la grandeur et du sublime dans les mondes qui seffondrent. Des douceurs aussi, des espérances et des couchers de soleil empourprés ", Monory a toujours refusé de scénariser les massacres. Il na jamais cherché à récupérer la violence inhérente au monde quil connaît et dans lequel il baigne. Le peintre sait que la démocratie médiatisée est sans doute une forme décadente de la démocratie, mais il nempêche quelle sait tirer argument des feux quon tire contre elle. Dautant que les feux brillent et que le spectacle peut continuer. Mais contrairement aux actionnistes viennois, Monory ne cherche pas à surenchérir sur le spectacle pour en trouer les apparences. Son travail est plus on osera le mot artistique et moins gestuel, même si le créateur na pas dédaigné la performance il y a assez longtemps au CNAC ou à Montbéliard. Car il y a davantage chez lui : à travers les images quil nous tend, froides hier, plus colorées aujourdhui, existe une manière de mettre à mal léquilibre des égoïsmes intéressés sur quoi repose le monde occidental.
Luvre reste, dans ses genres divers, une suite de grains de sable insérés afin de faire gripper le spectacle, le débarrasser de ses scories ou plutôt dexhiber ses laissés-pour-compte et ses cours des miracles. Face à ceux qui participent au festin de la " pastorale américaine ", Monory montre toute lambiguïté de lAmerican Dream, de lAmerican Way of life. Le festin demeure en effet pour beaucoup un festin nu. Aussi le " spectacle " des tours sécroulant pour altérer le Magic Skyline de Manhattan, sil fut une sanglante et tragique réussite, demeurera bien plus douteux que ceux imaginés par ceux qui ont cru voir là le plus bel happening
Lart, il faut en effet le chercher ailleurs, chez ceux qui ne cherchent pas les images coups-de-poing mais qui montrent ce qui se cache derrière les apparats et ne font pas de nous après les victimes physiques les victimes morales du spectacle des media.
À ce titre, et malgré certaines ambiguïtés peut-être, Jacques Monory fut et reste un de ceux qui apprennent à lire le monde postmoderne en ses échecs, ses cruautés mais aussi ses énigmatiques beautés. Surgit toujours chez lui le cru muet de langoisse que cachent les coups ostentatoires. Lartiste aura su nous ouvrir les yeux sur nos abîmes ordinaires : son uvre nous rappelle ainsi que si quelque chose en lêtre préfère le désert, aspire à la nudité, à senfoncer dans la nuit dune solitude qui ne serait quà lui, dans son élément secret, énigmatique, il convient aussi de sen sortir pour nous habiter et habiter le monde que lartiste aura creusé afin que nous puissions le remplir. |
Jean-Paul Gavard-Perret |
mis en ligne le 15/10/2002 |
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Jacques Monory
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