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Dossier Antonio Recalcati :
Ne pas laisser s'engourdir la peinture
Editorial : Contre la dérision dans l'art par Jean-Luc Chalumeau
par Jean-Luc Chalumeau


C'est en octobre 1965 que Recalcati accéda à la notoriété en France avec le coup de force fomenté par ses amis Aillaud Arroyo et lui-même : la série de huit toiles intitulée Vivre et laisser mourir, ou la fin tragique de Marcel Duchamp. Présentée par Gérald Gassiot-Talabot dans l'exposition " la Figuration narrative dans l'art contemporain " à la galerie Raymond Creuse, la série fit scandale. Les trois compères visaient cependant moins la personne de Marcel Duchamp (encore vivant à l'époque) que " la culture comme noblesse du monde, notre culture occidentale ", selon le texte qu'ils avaient rédigé en commun. Ils affirmaient, avec le salon de la Jeune Peinture dont ils étaient par ailleurs devenus les animateurs essentiels, que Marcel Duchamp n'est qu'un pion de la culture bourgeoise dont il est, en fait, le défenseur le plus efficace parce qu'il l'incarne de manière masquée. " En nous proposant de la liberté cette image magique, c'est-à-dire l'image de la toute puissance de l'esprit, on veut en réalité nous faire comprendre que nous sommes déjà libres, Marcel Duchamp avalise toutes les falsifications par lesquelles la culture anesthésie les énergies vitales et fait vivre dans l'illusion.

Antonio Recalcati, Una storia per Johannesburg, 1960, 100 x 81 cmQui est donc Antonio Recalcati, quels étaient alors ses titres pour devenir un des artistes les plus radicaux de sa génération. Il faut revenir, pour le savoir, aux débuts de l’artiste à Milan, dont Alain Jouffroy fut le témoin perspicace. Le poète critique était venu voir le peintre dans son studio de Milan en 1959 (il avait 22 ans). Eclairées par une seule ampoule posée sur le sol, il y avait là les Empreintes, avec lesquelles l'artiste, selon Jouffroy, était " assez indépendant, assez jeune, assez agressif aussi, pour pouvoir, si tôt, envoyer la peinture précédente par dessus bord. " Dès ce moment, Recalcati " éprouve et conçoit la peinture comme une bataille impossible à gagner et qu'il ne cesse, à chaque tableau, de perdre. "

Dans le superbe texte publié en 1976 à l'occasion de la présentation des Empreintes de 1961-1962 au Centre National d'Art Contemporain de la rue Berryer, Jouffroy raconte comment Roberto Crippa lui avait parlé de Recalcati comme du seul jeune peintre milanais qui ne lui parût pas, à l'époque, un imitateur opportuniste ou un imbécile. Les Empreintes coupaient court, en effet, avec l'esthétisme de la peinture abstraite italienne, elles proposaient a une image d'une simplicité radicale de la nouvelle situation de l'homme dans le temps que nous vivions. Elles coupaient non moins nettement avec une certaine forme de " réalisme " plus ou moins " socialiste " dont Guttuso était l'exemple italien le plus célèbre..."

En octobre 1960, galleria del Cavallino, Recalcati projetait son propre corps dans le frais de la peinture qu'il avait répandue sur la toile : rien à voir, donc, avec les " Anthropométries " qu'Yves Klein réalisait à Paris la même année en proposant à des jeunes femmes d'imprimer leurs corps nus enduits de " bleu Klein " sur des surfaces verticales, au rythme proposé par un orchestre de chambre. Alain Jouffroy avait discerné " l'extraordinaire écart mental, sensoriel et psychosocial qui les sépare dès le début : les premières sont les images archéologiques et terrestres d'un homme emprisonné, qui cherche à dévoiler et à crier sa peur, tandis que les secondes sont les signatures d'un peintre sûr de lui, qui décide de rendre sa peinture plus aérienne que jamais, en lui offrant en hommage - (ou en sacrifice ? - de telles idées ne lui étaient pas étrangères) - des corps de jeunes femmes nues... "

Jouffroy notait aussi que ce n'est qu'en 1962, deux ans plus tard, que Rauschenberg et Warhol procédèrent à leur tour à une identification de la peinture avec le document brut. Deux ans avant eux, Recalcati avait anticipé la réponse à la version américaine de la peinture d'actualité. " En exposant ses Empreintes comme les signes de cette volonté de désacralisation de l'art, Recalcati procède à la réduction de la peinture à son degré zéro, qui n'est pas comme on pourrait le croire, l'absence de sujet ou l'absence de forme (la couleur pure, la toile blanche, le châssis), mais l'identification de la peinture à la trace matérielle de l'existence physique du peintre " (Alain Jouffroy, Les Empreintes de Recalcati 1960-1962. Christian Bourgois éditeur, 1975)

C'est encore Alain Jouffroy qui préfaça l'exposition de Recalcati en octobre-novembre 1973 à la galerie Mathias Fels. Titre : La bohème de Chirico. Recalcati poursuivait alors l'aventure solitaire et volontiers arrogante commencée avec les Empreintes en revisitant ironiquement De Chirico sur le mode " alimentaire ". Il s'agissait des œuvres métaphysiques de la grande période correspondant à la première Guerre Mondiale, par exemple Chant d'amour de 1914, le tableau qui décida du style définitif de Magritte, un des plus énigmatiques du peintre métaphysique, devenu Chanson d'amour en 1973 sous le pinceau de Recalcati. Dans une première version, le gant cloué était changé en main musclée et la sphère verte s'était muée en une assiette contenant une nourriture double, végétale et langue de bœuf Dans une deuxième version, une oreille avait pris la place du gant, et la sphère était devenue un cœur de veau, comme il y avait, dans d'autres tableaux, des jambons, des salamis, des pâtes ou du pain...

" De la bohème de Chirico à celle de Recalcati, écrivait Alain Jouffroy, la misère rêveuse du début du siècle est devenue l'aventure d'un solitaire dans la société d'abondance : les ombres, les mystères, les statues, le rappel de l'Antiquité et l'évocation de | l'éternité ont fait place à la lumière crue et coupante, à l'étalage laminant de la banalité, à toute la prostitution des êtres et des choses qui se vendent ( ) Les femmes présentes dans les " charcuteries "comme de la nature entamée, découpée en tranches prête à la consommation immédiate, ont du même coup cédé la place aux langues de bœuf, aux salamis, aux cœurs de veaux et d'agneaux exposés dans les boucheries, les charcuteries, comme si la peinture de Chirico elle même était devenue une boutique de consommation. Le procès qui tendait d'abord à confondre l'objet de la faim a été ainsi violemment interrompu par la confrontation avec le décor chirichien - et les femmes disparaissant laissaient la viande nue derrière elles... Recalcati n'a donc pas identifié ses fantasmes à ceux de Chirico, il les a, au contraire, dépouillés de leur masque, de leur fantasmagorie métaphysique ".

En mars 1979, pour sa grande exposition à l'ARC du musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, Recalcati choisit de traiter le thème des saisons. Ou plutôt, des climats : "dans les différents sens de ce mot" indique Henri-Alexis Baatsch dans sa préface, car il s'agit d'une a lutte contre l'engourdissement de la peinture, contre l'évidence trop simple de trop grandes clartés et des trop grandes pénombres d'un art qui se croit d'emblée justifié simplement parce qu'il donne à voir. Le triptyque est perplexe, et la mise répétée en relation d'images apparemment antagoniques n'est pas un jeu intellectuel. La peinture est source d'angoisse et source de pensée: ce qui brise les sens, les étourdit, épaissit l'air du temps, fait remonter au jour de la conscience le foyer discontinu des perceptions brutes, jette à la face le trouble de l'identité et de l'acte qui l'accomplit..."

Puis il y aurait l'errance à travers le monde, dont un nouveau long séjour à New York (1983-1984), et la rétrospective du Palazzo Reale de Milan en 1987, où l'on reverrait notamment un tableau sublime peint en 1975 en vue de l'exposition à la mémoire de Topino-Lebrun du Centre Pompidou en 1977 : 31 janvier 1801, où le chevalet du peintre est devenu une guillotine. Ce serait une dernière occasion pour l'incomparable ami de la jeunesse, Jacques Prévert, de dédier au peintre un texte dont la conclusion vaut, aujourd'hui encore, pour toute son œuvre : "...jamais, comme tant d'autres, il n'a pris ses toiles pour des cocktails Molotov ni son chevalet pour une barricade. Et quand il peint avec une violence et méprisante indifférence ce qui abîme la vie, malgré lui enfin ce qu'on appelle lui et qu'il interpelle moi, il interrompt avec joie son auto-tête à tête et dans la chambre peinte, les meubles, fauteuils, divans ne gardent pas l'empreinte d'un beau jeune homme vautré dans l'inquiétude et débagoulinant ses fredaines devant un magistrat de l'anxiété, mais simplement les traces de l'amour, au grand jour en pleine nuit, corps à corps, cœur à cœur, sang mêlé. En peinture, comme en n'importe quelle langue vivante, l'amour s'appelle amour et appelle l'amour ".

C'est ainsi : aujourd'hui comme hier, il est impossible d'être indifférent à l'œuvre d'Antonio Recalcati, ce peintre " historique " qui jamais n’a laissé s'engourdir la peinture.
Jean-Luc Chalumeau
mis en ligne le 01/09/2003
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