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Dossier Denis Rivière
Denis Rivière, le travailleur |
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par Bertrand Vergely |
Il y a eu la terre. Convulsée comme une eau bouillonnante. Tordue comme une épaisse chevelure. Noueuse comme un bois dolivier. Puis, il y a eu le ciel, les ciels. Des ciels gonflés de nuages, comme un visage peut être gonflé de vie ou de larmes. Envahi despoirs multiples ou de nostalgies voyageuses. Puis, il y eut loiseau, ce messager du ciel venu sur terre. Pas nimporte quel oiseau dailleurs. Un corbeau, à moins que cela soit une corneille.
Le corbeau, oiseau de mauvais augure, symbolisant la mort. Parce quil attaque les autres oiseaux. À cause de son cri lugubre aussi et de sa robe de croque-mort.
Corbeaux, corneilles en équilibre sur un fil, criant comme on sépoumone. On imagine des landes en automne, dévastées de solitude, ou bien encore des champs abandonnés à lhiver. Et des corbeaux, des corneilles criant dans le jour gris la solitude sans nom de lhomme abandonné à la douleur, à la violence ou à la mort. Ultime cri de vie dans un monde sans vie.
La mythologie raconte que le corbeau est dédié à Apollon, le dieu de la vérité, de la lumière et de la beauté. La corneille est dédiée, elle, à Athéna, la déesse de la sagesse.
Corbeaux et corneilles ont un sens initiatique.
On songe au corbeau lâché par Noé hors de lArche après les quarante jours de déluge et venant annoncer lexistence dune terre hors des eaux. On songe également au corbeau du prophète Élie venant apporter à ce dernier la manne céleste et nourrissante, afin quil puisse accomplir sa prière et son jeûne de trois ans dans une grotte située non loin de Jéricho.
Poussant son cri dans les landes solitaires de lexistence, le corbeau est le dernier signe de vie dans un monde sans vie. Il est lange de la mort constatant la mort. Il est un long chant funèbre à lui tout seul. Mais il est aussi le premier signe de vie dans un monde sans vie. La conscience de la mort nest déjà plus la mort. Elle est sa conscience.
On passe, avec le corbeau, sur le plan de lesprit. Témoin du tragique et de la mort, il est du côté de la conscience et non pas du tragique et de la mort.
Le dernier signe de vie est aussi le premier. La conscience de la mort qui ne change rien, change en même temps tout. La mort reste toujours la mort, avec sa visibilité affreuse. Et pourtant
Voir la mort, cest faire apparaître le côté invisible de lexistence quon ne voit pas. Qui peut regarder la mort sinon une conscience que lon ne voit pas et qui est pourtant là ?
Nest-ce pas elle que peint Denis Rivière ? Que nous dit-il sinon que, lorsquil ne reste plus rien à faire, parce que la mort est là, lugubre comme un corbeau croassant dans un champ désert en automne, il reste encore quelque chose. Lesprit capable de nommer la mort comme mort et de lui donner la noire parure du corbeau en équilibre sur son fil, comme nous sommes en équilibre sur le fil de nos vies.
Depuis des années déjà, Denis Rivière est allé explorer ce qui fait que nous ne sommes pas fous. Dans les paysages convulsés quil peint, dans les fresques antiques quil exhume de loubli tel un archéologue, dans les ciels vides ou bouleversés quil capte le matin ou le soir, on voit toujours une lueur. Une petite tache blanche contrer les forces obscures de la vie et de lhomme, afin de faire surgir léquilibre vital, sans lequel rien ne subsiste. Le corbeau croassant sur son fil respecte cette loi, le fil étant ce qui fait lien, ce qui équilibre, ce qui permet de ne pas devenir fou, parce que la mort existe et que tôt ou tard, celle-ci aura raison de chacun dentre nous.
Il y a la vie visible. Il y a aussi la vie invisible. Sans le visible, nous serions désincarnés. Sans linvisible, nous serions inconscients. On oublie constamment linvisible en nous confondant avec lui sans le savoir. La conscience tierce permettant davoir conscience du visible et de linvisible faisant défaut, le visible dévorant, nous sombrons dans lamertume et la mélancolie. Comment sen étonner? Sans linvisible, la mort nest pas soutenable. Aussi ny pense-t-on pas. Ce qui donne le désastre de nos vies.
Que dexistences sont dévorées par lextérieur ! Que dexistences dévorées par lextérieur ne voient plus la mort que comme une catastrophe. Plus on voit la mort ainsi, plus on cherche à loublier. Plus on cherche à loublier, plus on la voit ainsi. Entre le désastre et loubli, rien ne subsiste dès lors que les champs de la vie, dévastés par la solitude, où croassent des corbeaux en tournoyant dans un ciel sans espoir.
À vivre sans linvisible qui fait vivre lesprit, on sombre dans le désastre et loubli. On devient triste et plat, morne comme un jour dhiver sans soleil. Cet horizon morne est la source de toutes les folies humaines. Il est un espace plus profond que la folie. Tous les délires viennent de la tristesse et de la platitude. Pour échapper à lennui dune existence désolée et dune détresse sans fin, que ne fait-on pas ? Après sêtre abîmée dans une vie pleine doubli, on rajoute de la détresse à la détresse. Jusquà ce quune autre voie se fasse jour. Celle que dessine loeil qui regarde. Loeil du peintre. Loeil de léveillé. Miracle de la peinture, qui est en même temps celui de lart et de la conscience. Dans le dénuement qui frappe la condition humaine, il suffit doser regarder ce même dénuement, pour que celui-ci se transforme. La mort que lon vit ne fait pas surgir la mort, mais lesprit à létat pur. Les Anciens qui pratiquaient lart de mourir, « ars moriendi », le savaient. Ils navaient pas peur de méditer sur la mort. Ils ressortaient de cette méditation renforcés, ragaillardis. À loccasion de la mort, ils avaient pris contact avec lesprit pur. Ils en avaient éprouvé quelques fulgurations. Suffisamment pour se sentir vivre et ne pas devenir fous, parce que la mort existe.
Denis Rivière a réussi à faire se rencontrer le ciel et la terre à travers ses oiseaux noirs de mauvais augure. Il a trouvé la part desprit qui permet de ne pas devenir fou.
Les hommes commencent par avoir une foi naïve dans la vie et son mystère. Cela donne un Dieu sans consistance. Puis, ils perdent tout rapport à Dieu, sous prétexte de se délivrer de leur naïveté. Perdus dans un désespoir ravalant lexistence à la trivialité, à force de lui contester tout sens, ils ne sortent du vide quen découvrant la force du regard intérieur. Entre le fait de voir le monde naïvement et celui de ne plus voir aucun sens, il reste une dernière voie. Le regard. Voir les choses de lintérieur. Cest alors que la merveille surgit. Lexistence humaine nest pas désolée. Elle nest pas non plus idéale. Elle est simplement profonde, dune profondeur inouïe.
Sil y a le visible et la mort, il y a linvisible et la vie de lesprit. Il ny a pas, pour cette raison, la mort seule, ni lesprit seul. Rien nest seul. Tout est lié à un tout insoupçonné, englobant le visible et linvisible, la mort et la conscience. Il faut lexpérience de la solitude et, derrière elle, lexpérience de toute la vie, pour sen apercevoir.
En ce sens, Denis Rivière est, si lon ose dire, prêt. Il est prêt pour la mort. Parce quil a trouvé lesprit qui est à la jointure de la terre et du ciel. Doù sa créativité en tant quartiste. Lart contemporain est fasciné par le nouveau. Un tel art est tourné vers lextérieur. Avec comme conséquences des effets nihilistes. Qui cherche le nouveau cherche à faire ce qui na pas été fait. Il y a là un geste forcément négatif. Faire ce qui na pas été fait, cest nier ce qui a été fait pour trouver autre chose. Un tel art ne peut que tremper sa plume dans lencrier dun néant. Le monde qui ne veut pas faire lexpérience de sa propre conscience, le monde qui refuse linvisible et lesprit, cherche à dépasser la mort par la nouveauté. En jouant avec le néant, il se donne limpression de le surmonter. Doù le foisonnement de violences, de provocations, dobscénités, dont lépoque nous gratifie généreusement. Temps dimmaturité métaphysique et spirituelle. Nos jongleurs du vide font avec moins dintelligence et de talent ce que les décadents du dix-neuvième faisaient déjà avec une autre virtuosité.
Il y a les tricheurs qui veulent épater la galerie. Il y a les travailleurs. Un travailleur est un semeur desprit, un explorateur du regard, un voyageur de linvisible qui, se tenant telle une sentinelle à la frontière de la vie et de la mort, découvre ce qui fait lien.
Il y a un tout insoupçonné qui englobe nos vies. Grâce à lui, le monde ne chavire pas. Cest en se tenant à la limite du visible, aux confins de la mort, quon le voit poindre. Travailler consistant à oeuvrer afin que lesprit vienne habiter le monde, afin de libérer sa force de vie, cest travailler que se tenir à la jointure du ciel et de la terre, comme le fait Denis Rivière, lami des corbeaux croassant, des terres noueuses et des ciels bouleversés.
Cest un secret qui fait vivre. Qui ne part pas à la rencontre de ce secret ne comprendra jamais ce que lart veut dire. Ce que la vie veut dire aussi. Tant il est vrai que les deux sont inséparables. On rencontre la vie par lart et avec art ou lon ne la rencontre jamais. On rencontre lart par la vie et avec la vie. Ou on ne le rencontre jamais. |
Bertrand Vergely |
mis en ligne le 05/06/2006 |
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Dossier Denis Rivière
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