chroniques - art contemporain - photographie - photography

version impression
participez au Déb@t
Vers des temps nouveaux Kupka, œuvres graphiques 1894 - 1912
Exposition au musée d'Orsay par Thierry Laurent
Vers des temps nouveaux Kupka, œuvres graphiques 1894 - 1912 , Exposition au musée d'Orsay par Thierry Laurent
par Thierry Laurent

De Kupka, on connaît les compositions lumineuses, évoquant des galaxies, des fleurs aquatiques ou des engrenages imaginaires. On est ébloui aussi par les vastes géométries chromatiques qui jalonnent son œuvre. Kupka, on le sait, appartient à ce petit nombre d'artistes qui, avec Mondrian, Kandinsky et Malevitch, sont les pionniers de l'aventure abstraite.

Mais n'y-a-t'il pas aussi une vie avant la vie, ou du moins pour l'artiste, une vie avant la naissance à ce qui constitue l'essentiel de son apport à l'histoire ? C'est ce que tend à démontrer magistralement l'exposition du Musée d'Orsay, regroupant les œuvres graphiques de Kupka d'avant 1912.

Car, le sait on, l'artiste a commencé par produire quantité de dessins et gravures figuratives qui indiquent que la figuration chez Kupka s'est avérée un genre protéiforme. La bonne surprise de l'exposition, c'est qu'elle nous présente un Kupka totalement inattendu, un Kupka caricaturiste acerbe, illustrateur de journaux satiriques, attaquant avec une verve démoniaque les injustices et les méfaits du monde.

Lorsque Kupka se rend à Paris après ses études d'art à Prague, puis à Vienne, (nous sommes en 1894 et 1'artiste a vingt-trois ans), il n'a d'autre possibilité, pour subvenir à ses besoins, que d'accepter des commandes d'illustrations provenant de journaux ou d'éditeurs de livres, Mais voilà ! Kupka va se prendre au jeu de l'illustration et faire merveille ! Au point d'acquérir une immense notoriété. Son style est tributaire à la fois de son attirance pour l'occultisme (Kupka exercera un temps le métier de médium) et le surnaturel mais aussi d'un sentiment virulent de révolte contre les excès du capitalisme. Kupka, pendant cette période de sa vie, est proche des milieux anarchistes. D'où la double connotation de ses caricatures : tributaires d'élans satiriques, d'humour féroce, mais en même temps hantées par des fantasmagories morbides et hallucinées. Le fantastique se mêle à la critique sociale la plus acerbe. Il y a du Goya, du Félicien Rops, du Daumier dans l'atmosphère des dessins de Kupka. Ici le féroce et le macabre s'entremêlent.

Kupka a collaboré à quantité de journaux à grands tirages en tant que " dessinateur-reporteur " Der Tag, la Berliner illustrierte Zeitung, l'Illustration, La Vie Illustrée..., mais aussi comme humoriste et satiriste pour Cocorico, Le Verbe, La Vie en rose, Le Cri de Paris, Le Rire, La Plume, Le Canard sauvage, Das Album, Arena... Il ira même jusqu'à se fondre dans la peau d'un propagandiste engagé au service de l'Assiette au beurre et des Temps nouveaux... S'ensuivent d'innombrables dessins, tous doms d'un réalisme acide et porteurs d'allégories visant à fustiger les débordements d'une société vouée à l'argent, au nationalisme guerrier, à l'hypocrisie religieuse. Le thème de la folie aveugle des hommes, précipitant l'humanité vers l'abîme, est un sujet de prédilection de Kupka et s'avèrera, hélas, prémonitoire en ces années d'avant-guerre. Kupka met en scène un imaginaire poétique hanté par des démons intérieurs (Le romancier), et ses dessins, au réalisme féroce n'en constituent pas moins des allégories mettant en scène les grandes causes humanistes: la justice, les droits de l'homme, la " vérité nue .. Les caricatures de Kupka tirent leur formidable efficacité d'un onirisme nourri de démons et de créatures maléfiques (. Danse macabre .). Le chef-d'œuvre du genre est peut-être cette couverture de l'Assiette au beurre en date du 11 janvier 1902 montrant un immonde bonhomme couronné, doté d'un ventre explosant de pièces d'or, le tout symbolisant la rapacité du capitalisme exploiteur.

La carrière d'illustrateur de Kupka se dirige aussi vers le livre. Kupka édulcore alors son fiel. Il préfère renouer, non sans virtuosité, avec l'académisme du moment. Il est amené à illustrer le fameux ouvrage de géographie et d'histoire d'Élysée Reclus: "I'Homme de la Terre". Ni son auteur, ni Kupka lui-même, ne cèdent à une vision complaisante de l'humanité: la sauvagerie de la nature humaine et la persistance de la cruauté barbare, sous les dehors de la civilisation, sont explicitées à travers des compositions pleines de lyrisme emphatique, Kupka, dont la réputation de d'illustrateur ne cesse de croître, reçoit les commandes pour des livres de bibliophile. Il sera amené ainsi à s'intéresser à l'histoire ancienne avec les illustrations pour le Cantique des Cantiques, mais aussi au travers de textes visant à mettre en scène l'imaginaire de la Grèce antique: Les Érinnyes de Leconte de Lisle, mais aussi la Lysistraté d'Aristophane et le Prométhée d'Eschyle. Kupka s'efforce de restituer la précision architecturale des monuments, et se consacre à l'étude de nus à l'antique, dont la plus brillante réalisation est sans contexte le Prométhée bleu et rouge de 1909-1910. Le Titan est ici campé droit, la main sur la hanche en geste triomphal, le regard dominateur. Mais peut-être l'intérêt de cette aquarelle est-elle dans la vivacité des couleurs, mosaïque de taches rouges, bleues et jaunes, qui anticipe ici sur les compositions chromatiques de la maturité ?

Et c'est justement la couleur qui intéresse Kupka dès lors qu'il se veut non plus illustrateur, mais " peintre ". En 1906, l'artiste entreprend au pastel un cycle de baigneuses, où il s'intéresse au jeu des lumières et de transparences à la surface de l'eau. Le sujet s'efface et c'est la luminosité sur la toile qui impose maintenant sa logique. Avec l'étude au pastel " Plans par couleur, grand nu " de 1908-1910, on réalise que la peinture de Kupka vient de basculer dans un autre monde. La sculpturale jeune femme nue, allongée sur un sofa, devient prétexte à une savante déclinaison de plans chromatiques, Le rendu des formes s'efface au profit d'une décomposition de la lumière, visualisée à travers une succession de verticales aux teintes jaunes, orangées et mauves. La très belle série de pastels " Femme cueillant des fleurs " est révélatrice de cette volonté de décomposition des volumes par la couleur. On comprend ici les motivations qui ont justifié le cheminement de Kupka vers l'abstraction: un intérêt prononcé pour les variations de lumière, relié par l'étude du mouvement, que l'artiste diffracte à la manière des Futuristes. Les grandes compositions chromatiques abstraites des années 1912-1913 seront issues de ses tentatives de géométrisation de la lumière et de succession chronologique des mouvements, que Kupka systématise à souhait.

La leçon de cette exposition, c'est qu'il serait erroné de considérer la trajectoire de Kupka comme linéaire. Il n'y a pas de Kupka dessinateur figuratif qui évoluerait à pas comptes vers une logique abstraite. Mieux vaut évoquer l'hypothèse d'un psychisme schizoïde au meilleur sens du terme. À côté de l'artiste plasticien, à la recherche d'une nouvelle idée en peinture, réside un authentique illustrateur, caricaturiste de génie, dont les œuvres s'ordonnent dans un univers radicalement différent de celui de la peinture. On sait que Picasso s'est, lui aussi, adonné un temps à la caricature, pendant la période où D résidait à Barcelone, mais il y a chez l'artiste catalan comme une continuité esthétique entre ses dessins satiriques et l'expressionnisme où baigneront bon nombre de ses œuvres. Chez Kupka, c'est exactement le contraire. Ses dessins pour les journaux de l'époque constituent par leur virulence et leur impact critique, un domaine autonome par rapport à l'aventure plastique que connaîtra le peintre. Et l'on vient presque à regretter que le Kupka illustrateur de génie se soit peu à peu effacé au profit d'une démarche abstraite que l'histoire de l'art a, jusqu'à présent seule retenue.
Thierry Laurent
mis en ligne le 18/01/2003
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations


Dossier Tchèque

Bohème magique ou bohème tragique?
Vers des temps nouveaux Kupka, œuvres graphiques 1894 - 1912
A la découverte de Frantisek Bilek
Un petit coin de Bohème à Paris
Franz Kafka à Prague
Kafka mis en scène
Un peu d'art, d'histoire et de littérature en marge de la saison tchèque