Tout le malheur des plasticiens vient de ce quils ne peuvent tourner paisiblement autour dune souche. Alexandra Vassilikian, peintre de son état, photographe à ses heures (et donc peintre encore quand elle photographie), passant par une forêt bavaroise et reculée près de laquelle elle vit lorsquelle nest pas à Paris, a croisé, dans une clairière minuscule, une énorme souche. Petite clairière et gigantesque souche, on ne pouvait pas ne pas la voir pourtant certains ne lauraient sans doute pas vue, ny auraient pas vu les richesses infinies et délicates quelle offrait à loeil qui sait regarder. Alexandra V. les a devinées. Ainsi y est-elle revenue, jour après jour, saison après saison, et elle a photographié, dessiné et peint sa souche cétait devenu la sienne, comme un paysage lointain dont on permet la contemplation à partir dune ouverture de son propre jardin devient, pour les Japonais, paysage emprunté. Elle avait emprunté la souche.
Etrange entrelacs de racines de tailles diverses mêlées de terre et venant converger, au centre, vers un minuscule bout de tronc restant, la forme générale de cet objet remarquable évoque une roue irrégulière, haute de trois mètres et posée sur la tranche, dont le moyeu ressemble à un nez, un chicot ou un groin. A un certain endroit, semble-t-il, un petit espace évidé laisse passer le jour à travers la matière ailleurs compacte.
Cette souche est donc une sorte de nature morte, naturelle et trépassée, mais qui pousse à linterprétation fantaisiste. Si javais le mauvais goût dattribuer on ne my prendra pas des états dâme aux choses, ou si josais user de la facilité qui consiste à prêter des humeurs aux objets pour tenter de rendre compte de mes propres émotions à leur vue, je dirais que cette souche est, selon les jours (selon les photos, les dessins), éplorée (toutes racines pendant lamentablement), affolée (le fouillis racinien hirsute et comme inquiet), délurée (indifférente au regardeur), une autre fois abandonnée (posée là sans façons, dédaignée, comme un parasol renversé). Mais enfin je sais bien que la souche na ni états dâme ni sentiments et quelle est là dans sa soucheté, saisie par Alexandra V. comme la chaise de Van Gogh létait dans sa chaiseté. Plus encore, je souscris avec enthousiasme à cette remarque du philosophe Clément Rosset : « Une des caractéristiques de lart de Vermeer comme peut-être de tout art parvenu à un certain degré de noblesse est de peindre des choses et non des événements. Le monde que perçoit Vermeer nest pas celui, muet à jamais, des événements insignifiants, mais celui de la matière, éternellement riche et vivante. » Grande vérité au parfum paradoxal que confirme la souche : sil est facile de ne percevoir que les événements (surtout dans notre monde dinformation généralisée), saisir le secret de la matière, comme sy emploient ces oeuvres, demande plus de subtilité.
Ce morceau de nature rude primitif, massif, autosuffisant, silencieux nest cependant pas inerte. Dabord, ma dit lartiste, parce que le temps et les saisons remplissant leur office, la souche évolue insensiblement : elle change en surface (les touffes dherbe qui avaient provisoirement élu domicile sur son échine disparaissent, la neige qui lavait couronnée tout lhiver a fondu) et, réalisant son destin de matière organique, elle va vers la dilution (la terre qui lie les radicelles seffrite peu à peu, leau, le vent et la neige attaquent le bois, les éclats de silex enchâssés comme bijoux dans un écrin velouté se déprennent lentement). La nature morte est encore mortelle.
Mais les oeuvres témoignent aussi du fait quAlexandra V. a évolué à légard de sa souche. Je sais quau début, durant lhiver 2003, elle sest contentée, layant découverte, daller régulièrement lobserver plus exactement : daller se placer devant elle, dans lorbe de son secret, attendant un signe. Un jour, en 2004-2005, de retour à Paris, elle la dessinée plusieurs fois, de tête, selon ce que sa mémoire lui restituait. Puis elle la peinte. On comprend, je crois, le mouvement intime qui lui fit soudain une nécessité de retourner sur le motif : il fallait revoir la chose même. Les rites permettant dapprivoiser lémotion, elle décida daller chaque lundi photographier sa souche (toujours du même point de vue) puis, après en avoir réalisé un tirage en noir et blanc, elle travaillait à un dessin, daprès cette image, le reste de la semaine. Il en résulta une série de vingt dessins de grand format (150 x 100 cm).
Plus tard, 2006-2007, elle décida de tourner autour de la souche, une photo tous les trois pas, parfois en se baissant un peu (mais sans doute le sol était-il en pente). Variations horizontales et verticales donc. Que nous révèle ce tournoiement de la vision de lartiste ? Quel effet produit la série de photos qui montrent la souche dun point de vue qui se déplace parfois imperceptiblement ? Il me semble que dêtre immobile comme une souche, la souche, constamment égale à elle-même, résolument fixe, fixée, seulement atteinte par le travail du temps (à peine sensible à léchelle dune semaine mais visible sur la durée), accentue lidée de mobilité de lêtre qui lobserve : curieusement, cest la nature aléatoire du regardeur qui nous frappe. Je repense à Henri Michaux : « Moi nest jamais que provisoire. (
) On nest peutêtre pas fait pour un seul moi. On a tort de sy tenir. (
) On veut trop être quelquun. Il nest pas un moi. Il nest pas dix moi. Il nest pas de moi. MOI nest quune position quéquilibre. (Une entre mille autres continuellement possibles et toujours prêtes). »
Le moi fluctuant, provisoire, position déquilibre, cest à lui que nous renvoient les séries qui, autant que de souche, parlent de regard. Et ce nest pas le moindre de leur charme que ces trois approches (photos, dessins, peintures) se renforcent mutuellement : quand les photos nous attrapent (disons « nous attrapent ») et quon croit avoir épuisé le plaisir de la souche, les papiers nous attrapent par un autre côté (et vice versa si lon a vu les papiers dabord) puis les peintures troisièmement. Ces diverses saisies renouvelant la vision, soudain on se rappelle deux choses capitales : dabord que si lon sarrête, cest-à-dire si lon ralentit le rythme des perceptions, on commence à voir ; ensuite que la profusion peut naître dun objet unique cest notre regard, parti à la rencontre du donné, qui en fait jaillir léclatante richesse. Le monde existe, mais inobservé il reste muet. Notre regard interprète, mais guidé par ce qui est. A la jonction de la vision et de lexistant : loeuvre la souche dAlexandra V. Jaime parfois la nudité, la simplicité, léconomie. Jaime toujours la profusion des couleurs, des formes, des sensations, jaime que loeuvre népuise jamais les possibilités de ma mémoire visuelle, quà chaque nouvelle vision je sois débordée par labondance du visible, que je naie pas la possibilité (psychique, mémorielle) de men rassasier, et pas assez de mots suffisamment précis et évocateurs pour décrire le plaisir qui me vient en contemplant ces images de la souche, plaisir rétinien, intellectuel et sensuel.
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