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La souche transfigurée
(uvres récentes peintes, dessinées et photographiées par Alexandra Vassilikian) |
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Certaines fois, la souche ma fait penser à un parasol renversé et pourtant, rien qui évoque moins le soleil que cette forêt bavaroise. Car les photos montrent aussi la futaie qui lentoure, tronc minces et serrés, opaque. La souche en situation. Il sourd une beauté spécifique de ces forêts germaniques, quAlexandra V. a captée et association didées qui me ramène irrésistiblement à la naissance du romantisme français, lorsque Madame de Staël, au lieu de louer la beauté claire et pure de la lumière italienne (elle lavait déjà fait du reste), évoque le mystère et lenvoûtement que dégagent les forêts sombres et poétiques, poétiques parce que sombres, et la sensibilité spécifique quelles ont fait naître dans la culture allemande (que, jusquau début du XIXe siècle, on estimait grossière). Ce changement dimage de nos voisins et de leur esthétique, quelle expose dans De lAllemagne, allait contribuer à la naissance du romantisme français, avec son exigence dintériorité, sa louange de linfini, son goût pour limprécis et le rêve.
Drôle didée, me dira-t-on, surtout quand on connaît lensemble du travail dAlexandra V., dévoquer le romantisme (et même si cela ne concerne que les souches). On a plus souvent souligné la puissance, la crudité, la violence parfois de sa peinture quun quelconque romantisme. On aura donc compris que je ne parle pas du poncif édulcoré à quoi se ramène dans la vulgate le terme romantisme, mais du courant esthétique qui, rappelons-le, parut féroce et brutal aux contemporains, particulièrement dans le domaine pictural. Par association didées toujours, cest encore lui qui me vient à lesprit lorsque je considère la dimension fantastique qui habite ces oeuvres. Par le biais du fantastique, les Romantiques réhabilitèrent le Moyen Âge : temps obscur de croyances aux mystères de la nature, démerveillement devant tout ce qui ne sexpliquait pas (et il restait tant de phénomènes inexplicables alors) : il y a quelque chose de fantastique dans cette souche qui défie la classification. Un jour chevelure et lautre monstre équivoque, parfois même masque de loup borgne ou toile daraignée, à quel règne appartient-elle ? minéral ? végétal ? animal ? Sur certains papiers, Alexandra V. a souligné de noir ou de rouge un groupe de racines qui ondulent au sommet de la souche comme des serpents. Ailleurs, sur les grandes peintures (165 x 155) qui représentent le centre de la souche et pas ses bords, on croirait voir un brasier ou une coulée de lave dans les ténèbres.
Aucune photo nest pure (ou naïve) : prise avec un film aux infrarouges, tirée par lartiste elle-même sur papier baryté (60 x 80 pour la plupart), chacune a été savamment retravaillée à la gouache, aux crayons de couleur, aux pastels à la cire et aux encres diverses. Même alchimie sur les papiers : le support a reçu des jus divers puis la souche prend forme par accumulation de gouaches épaisses, de pigments purs dans du liant et dencres, posés au pinceau et à la brosse, auxquels sajoutent des frottis, du crayon de couleur ou des pastels. Dopportunes hachures, zébrures et coulures créent à la fois profondeur (lobjet est en volume), et mystère. De même, les zones floues blanchâtres et grisâtres qui alternent avec lextrême précision de certaines parties provoquent un déséquilibre de la perception délicieux.
Une « artiste » française dont on nous rebat les oreilles et qui vient dexposer des lettres de rupture en guise doeuvre (au contraire de la matière riche et vivante, la lettre de rupture ressortit exactement de lévénement pur, plat, insignifiant) nous confie que sa maman, témoin de son succès grandissant, lui a un jour lancé : « Tu les as bien eus, hein ? ». Fameux programme artistique
Si la maman dAlexandra lui avait dit : « Ben quoi, cest une souche », sa fille lui aurait certainement répondu, paraphrasant à peu près Jankélévitch (qui disait : « Philosopher revient à ceci : se comporter dans le monde comme si rien nallait de soi »), que créer une oeuvre plastique revient à ceci : regarder le monde comme si rien nallait de soi. Alexandra a beaucoup regardé les arbres et les a si merveilleusement interprétés que sur ses photos, ils restent eux-mêmes en devenant tout autres. Elle avait décidé, après la grande tempête de 1999, de se mettre en quête de très vieux arbres à travers le monde : tel figuier, en Grèce, tel genévrier millénaire, dans les Corbières, un chêne centenaire, dans la forêt de Compiègne elle a photographié moult beaux sujets. Et puis voilà, cherchant ces torches du temps rendu visible, ces compagnons qui nous précèdent et dont on aimerait quils demeurent après nous (mais les hommes et les tempêtes
), elle a été arrêtée par la souche. Tout à coup, après quelle avait tant admiré troncs et ramures, cest comme si se découvrait à elle ce qui les fonde, les enracine, les maintient, à notre insu. Linvisible devenant évident, cétait comme linespéré surgissant dans nos vies, pas attendu mais bienvenu. Est-ce que la dimension symbolique du motif lui a parlé, à elle, roumaine, arménienne, française, déracinée et nomade ? Arrête de courir, a sussuré la souche, revenons un peu aux racines. Alexandra V. a noté, à propos de ses dessins : « Tests de Rorschach inversés, au lieu de chercher la représentation du réel au sein de labstraction, cest la réalité elle-même qui sert ici de support à la remontée du subconscient ». Elle a travaillé les représentations de la souche sans intention définie, pour capturer son empreinte mentale, et par lascèse du travail obstiné, elle a obtenu un autoportrait de lartiste. Dune certaine manière, les figures de la souche ne sont autres que la sienne.
Le regardeur pressé, lhomme dans son ordinaire, croira voir une souche dans la forêt, avec cette naïveté du profane qui, devant un jardin opulent, dit : « Des fleurs », sans percevoir et donc sans nommer la profusion des variétés. Par un travail qui sapparente à de subtiles métamorphoses (de lobjet, du regard), Alexandra V. nous conduit à un état dattention silencieuse extrême la sienne, devenue nôtre par le truchement des oeuvres. Goethe soutenait que lart est une « région du monde à part entière ». Non pas une reproduction ou une imitation, mais une région à lui seul. Cest ce quillustre la souche de la forêt de Klimmach, devenue, par la vision de lartiste, La Souche dAlexandra V., absolument autonome, absolument détachée, absolument suffisante, absolument transfigurée et jubilatoire.
Actuellement les séries de souches sont exposées au premier étage du Musée dArt de Schwabmünchen, en Bavière, depuis début octobre jusquau début janvier 2008. Au rezde- chaussée, on peut voir aussi des oeuvres antérieures dAlexandra Vassilikian.
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Belinda Cannone |
mis en ligne le 03/11/2007 |
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