Lamothe-Fénelon, 19 décembre 1986
Cher M. Mapplethorpe,
Black n’est pas synonyme de Body à mon sens. La «Negro Anthology» était un recueil de l’esprit, précisément pour dire que le Nègre n’est pas qu’un corps, une marchandise. Mais aujourd’hui, vous êtes proche de milieux pour qui tout peut être marchandise et toute marchandise est art. Peut-être est-ce l’époque qui le veut, je suis d’un autre siècle, certes, mais il y a des photographes actuels, qui eux, regardent vers l’être humain et les droits civiques (Stanley Greene, Western Front en 1975-79)
Vos amis noirs, à qui, ce faisant, vous ôtez toute dignité , en suggérant chez eux une animalité qui leur enlève toute humanité. «Dennis Speight» en 1980, par exemple, portrait qui n’en n’est pas, car son visage est caché, et son sexe pend tel une troisième jambe ; «Jimmy Freeman» en 1981, dont la tête, de par la posture adoptée, surmonte son pénis, et qui évoque clairement un «raccourci», de la tête à la verge, comme s’il n’y avait rien d’autre.
Vos photos de célébrités : on y voit beaucoup de blancs, pas trop de noirs : Deborah Harry, 1978, Truman Capote en 1981, Patti Smith, Louise Bourgeois 1982, etc. A l’inverse, sur les photographies d’organes sexuels : beaucoup de noirs, pas trop de blancs. L’homme noir réduit à sa puissance sexuelle ? Frantz Fanon découvrant vos images certainement dit : «Quand on s’abandonne au mouvement des images, on n’aperçoit plus le nègre, mais un membre : le nègre est éclipsé. Il est fait membre. Il est pénis. (…) Le Blanc est persuadé que le nègre est une bête; si ce n’est pas la longueur du pénis, c’est la puissance sexuelle qui le frappe. Il a besoin, en face de ce «différent de lui », de se défendre. C’est-à-dire de caractériser l’Autre.»
Un certain anachronisme émane de vos prises de vue, qui rappellent pour nombres d’entre elles le travail d’Edward Weston, à tel point qu’on les croirait datées de cette époque. Les années 30, qu’évoque aussi la photographie «Thomas and Dovanna», dans laquelle, par dessus tout, le fantasme de la femme blanche avec l’homme noir me vient à l’esprit. Les mots de Frantz Fanon résonnent à mes oreilles : «J’épouse la culture blanche, la beauté blanche, la blancheur blanche. Dans ces seins blancs que mes mains ubiquitaires caressent, c’est la civilisation et la dignité blanches que je fais miennes.» Votre cliché pourrait véhiculer une vision très préjudiciable qui me rappelle douloureusement l’affaire des Scottsboro Boys. Vous êtes contemporain d’Angela Davis. Quel regard porterait-elle sur votre Black Book ?
Jean Genet, que vous citez, s’était engagé aux côtés des Black Panthers. Il vient de décéder, mais il ne fait aucun doute qu’il se retournerait dans sa tombe, lui qui était un révolutionnaire et se sentait proche des «Damnés de la terre». Ne croyez pas que les surréalistes et les Dadas que j’ai côtoyés à Paris se sentaient tous l’âme de militants ! Pourtant, ils portaient un regard acerbe sur le monde, et ne s’empêchaient pas de prendre parti ! Signant en 1931 «Ne visitez pas l’Exposition Coloniale», exposition à laquelle vos clichés font écho, d’une certaine manière.
Au travers de la «Negro Anthology», c’est la parole de personnes qui ne l’avaient pas, à cette époque que j’ai voulu faire émerger. Je regrette Cher Robert , vous êtes éloigné de cet esprit. Mais il vous reste à inventer votre Anthologie Esthétique new-yorkaise !
Salutations
Nancy Cunard
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