Ne vous laissez donc pas abuser par le chapeau et le costume avec noeud papillon de l'ingénieur agronome, et par ses savants premiers traités d'économie, ou bien par les prouesses technologiques de cet électromécanicien féru de programmation informatique ! Car l'un (Malcolm de Chazal) et l'autre (Gilbert Peyre) ont conservé intacte leur « âme d'enfant », que tant d'autres ont précocement vu s'éclipser, hélas, devant le prêt-à-penser d'une éducation fonctionnelle et l'uniformisation rampante de la parade sociale... Jusqu'au 19 janvier 2025 pour l'exposition sur Malcolm de Chazal et jusqu'au 31 juillet 2025 pour celle de Gilbert Peyre à la Halle Saint-Pierre, les visiteurs pourront à loisir rapprocher l'art, la poésie et les jeux de l'enfance. Mais Freud disait déjà : « Ne devrions-nous pas rechercher, chez l'enfant déjà, les premières traces de l'activité poétique ? L'occupation préférée et la plus intensive des enfants est le jeu. Peut-être sommes-nous en droit de dire que tout enfant qui joue se comporte en poète, en tant qu'il se crée un monde à lui, ou, plus exactement qu'il transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance » (conférence dans une librairie de Vienne - 1907).
Malcolm de Chazal (1902-1981) pense, écrit en poète visionnaire et peint comme un enfant émerveillé dans cette île Maurice où il est né et a vécu en parfaite symbiose avec sa nature, sa magie et ses traditions. Tous les lecteurs de Sens plastique (1947) connaissent les sensations originales, surprenantes du poète - admiré par Jean Paulhan, André Breton et bien sûr Jean Dubuffet, Francis Ponge - unissant le profus et le précis, le temporel et le plastique. On y trouve une pratique audacieuse de la métaphore par rêve, synesthésie et analogie... Exemples : « Le sourire transforme toute la face en flots mobiles. Rien ne rend autant liquide la face comme le sourire » ou « Le rose, c'est les dents de lait du soleil » ou bien « L'oeil est la plus belle salle de rendez-vous » ou encore « Le bruit de la cigale est un brossage de dents en plus aigu » ou encore «Le nez est le point d'arrivée de toutes les grimaces » ou enfin « Les étoiles sont la pupille de l'espace. Sans les étoiles, l'espace, la nuit, ne serait qu'en deux dimensions, comme le regard des aveugles »... Quelque chose de la pensée animiste chez Malcolm de Chazal se perçoit derrière son réseau de forces occultes et de correspondances. Et dans certaines fulgurances les ethnologues retrouveraient les illuminations des devinettes créoles (les sirandanes). Le film proposé dans l'exposition nous éclaire sur cet accord entre enfance de l'art, poésie et magie chez Malcolm de Chazal. Hominisation de la nature, naturalisation de l'homme : un monisme où toutes les choses sont reliées par des analogies auxquelles l'enfant et le poète ont un accès intuitif... Quant aux peintures, que les commissaires d'exposition (Emmanuel Richon et Martine Lusardy) ont laissées dans la pénombre du rez-de- chaussée sans doute à dessein (« La lumière vient/Du ventre du noir », écrit l'artiste), leurs formes simples, rapides, souvent arrondies, laissent toute leur puissance à des couleurs pures, vives et enfantines (« Les couleurs/Ne sont/Jamais/vieilles/ Les formes/Les vieillissent »). Des fleurs, des arbres, des maisons, des oiseaux, des poissons qu'un bref instant l'on croit peints dans une école maternelle... Sauf que non, Malcolm de Chazal était dans le civil un ingénieur agronome et à ses heures un philosophe. Seulement voilà, il avait gardé, entretenu son âme d'enfant...
Au premier étage, Gilbert Peyre (né en 1947), l'« électromécanomaniaque »... Il faut attendre la visite guidée - qui a lieu régulièrement - pour que l'on fasse fonctionner devant vous ces assemblages sonores, complexes, hétéroclites et détenteurs d'un humour singulier. Sinon vous risquez de ne pas comprendre de telles sculptures machiniques, silencieuses et inertes, parfois repoussantes, conçues à partir d'un bric-à-brac de récupération. Mais, lorsqu'elles s'agiteront, s'animeront, il est fort possible que votre incompréhension ne fera que se déplacer : de l'objet lui-même au processus d'ensemble et à sa « signification ». Alors « la chaise d'enfant qui se déhanche» ou «le coq qui dit yes» ou «la bête machine» ou «le crucifix qui se balance », etc. mettront en déroute l'adulte rationnel qui le plus souvent gouverne le mental. Et un garnement, libéré de sa cave, commencera soudain à rigoler... Quelque chose a donc filé et n'a pas été attrapé ! Mais il est certain que Gilbert Peyre, comme dit Freud, « transpose les choses du monde où il vit dans un ordre nouveau tout à sa convenance ». L'ingénierie savante et les mécanismes sophistiqués, d'habitude soumis au sacro-saint principe d'utilité régnant sur notre société, animent ici un monde fou, drôle, absurde, macabre et merveilleux. Ses créations, tels de vieux jouets disloqués et recomposés, libérant des musiques d'hier, restent empreintes de nostalgie. Nostalgie des automates et jouets mécaniques ou des inventions farfelues du concours Lépine, regret de l'époque où la technique était plus lisible. On retrouve enfin dans le monde conçu, mis en scène et en marche par Gilbert Peyre ce temps de la prime enfance où les objets cachaient un esprit, diabolique parfois. Ainsi cet extraordinaire bidon d'essence emprisonnant un génie qui veut sortir, ou cette radio qui explose de joie comme le chroniqueur sportif qu'on y entend...
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