Chroniques des lettres
Chronique de l'an X (2)
par Gérard-Georges Lemaire


 
Arcane 17,
André Breton,
édition d'Henri Béhar,
Biro Éditeur.

Cette très belle édition d'Arcane 17 comprend le texte intégral de l'ouvrage de Breton, mais surtout le fac-similé du manuscrit. Tout l'intérêt de la chose réside bien sûr dans l'occasion qui est offerte au lecteur de découvrir l'écriture de l'auteur, mais surtout de voir que son oeuvre était accompagnée de nombreux ajouts. Ce sont des photographies découpées, des collages, qui parfois sont intégrés au corps du texte, des coupures de presse, autant de choses extrêmement précieuses pour comprendre de quelle manière il a préparé ce livre. Enfin, Henri Béhar a indiqué tous les repentirs (très nombreux). Dommage qu'il ait choisi de placer ce travail minutieux avant le texte original. C'est le seul défaut de cette édition qui passionnera les inconditionnels de Breton, et qui procurera au chercheur comme au curieux l'opportunité de découvrir la méthode de travail originale du chef de file du surréalisme.
Jaccottet/Ungaretti, Correspondance
1946-1970,
édition établie par José-Flore Tappy,
« Les Cahiers de la NRF »,
Gallimard
.
L'histoire est passionnante puisqu'il s'agit des relations qu'un jeune poète, Philippe Jaccottet a entretenu avec un poète italien de loin son aîné, Giuseppe Ungaretti, né en 1888 à Alexandrie, comme Marinetti. Il fait sa rencontre en Italie en septembre 1946 et sept ans plus tard il écrit un article sur son oeuvre poétique dans un journal suisse. De fil en aiguille, il devient son traducteur attitré dans notre langue. Il s'occupe, entre autres, de l'édition de la Vie d'un homme en 1973 - il succède ainsi à André Pieyre de Mandiargues qu'avait choisi l'auteur d'Il dolore. Cette correspondance ne nous apprend pas grandchose sur les deux hommes de lettres. C'est un échange de missive où il est surtout question d'édition, de correction, de détails pratiques sur la traduction. Le problème est le suivant dans ce cas de figure : il aurait été bon d'adjoindre des exemples de documents de travail, de différents états des poèmes, etc. Bien sûr, il y a quelques lettres et manuscrits en fac-similé. Mais seul le chercheur peut trouver son bonheur absolu dans cet ouvrage. L'amateur de l'un ou de l'autre poète reste sur sa faim.

La Tourterelle et le chat-huant,
Jean Clair,
« L'un et l'autre »,
Gallimard.



Je dois reconnaître que j'ai pris un certain plaisir à la lecture du Journal atrabilaire de Jean Clair. Ce nouvel ouvrage peut être regardé comme son prolongement. Il se divise en saisons (le rapport avec les dites saisons n'est pas évident, mas peu importe) et réunit des textes de différents genres, de la petite note consignée dans un carnet à une réflexion plus articulée. D'aucuns y ont vu le fruit avarié de la pensée d'un grincheux professionnel. Tout de même ! Jean Clair a toujours entretenu une image de personne difficile et parfois cyclothymique. Sans doute pourrait-on le désigner comme un traité d'égotisme qui s'assume, mais pas comme un ramassis de pensées amères et pleines de rancoeurs. Il est vrai qu'il transmet des idées mélancoliques et que la modernité (celle que nous vivons hic et nunc) n'est pas del suo gradimento. Il évoque avec beaucoup de charme ses origines paysannes, son père modeste agriculteur de la Nièvre, sa mère originaire de Blandouet, dans le pays bas-messiau, sa tante boulangère et aussi ses grands-parents qu'il revoit sur des photographies jaunies. Ce monde qui n'a pas encore tout a fait disparu lui inspire des réflexions nostalgiques. Et il est capable, dans « Les iconoclastes » de vitupérer contre les nouveaux modes d'expressions artistiques, déclarant son mépris pour le Body Art et autres manifestations exhibitionnistes de l'image de l'artiste. Mais il écrit de belles pages sur la lecture, sur la manière de voyager (sur l'enthousiasme qui le prend quand il arrive quelque part et qui lui donne envie d'y acheter une maison ou au moins d'y vivre quelque temps). C'est une vraie passion d'un esprit mélancolique, mais qui dénote passion et gourmandise et goût de la jouissance des choses. Dans cet autoportrait par fragments, Jean Clair nous fait aimer les bords de la petite rivière l'Erve, nous entraîne à sa suite en Égypte et nous apprend à voir le monde avec un oeil hypercritique. Et il ne singe pas Stendhal ou quiconque d'autre qui a fait carrière dans le récit de voyage ou l'art du mémorialiste. C'est déjà pas mal...


Argentine,
Serge Delaive,
Éditions de la Différence.


La lecture de ce livre procure une expérience étrange. Au début, le lecteur a la sensation de passer d'une nouvelle à l'autre. Puis, à mesure qu'il s'enfonce dans le corps du livre, il se rend compte que tous ces récits sont liés et que la plupart des personnages sont récurrents.

Le premier que nous rencontrons se prénomme Hernàn. Le narrateur l'a connu à l'école et il se souvent de lui comme d'un supporter de l'équipe des bas quartiers, la Bocca junior. Son histoire n'est pas banale puisqu'il est issu d'un milieu modeste vivant dans le Retiro de Buenos Aires, il épouse une aristocrate déchue. Alors que notre narrateur connaît une existence médiocre et même pauvre, Hernàn réussit. Mais le malheur s'abat sur lui : il perd ses deux fils des jumeaux, dans un accident de voiture. Il perd la tête et part vivre en solitaire loin de la capitale.

Son épouse réapparaît dans la nouvelle qui s'intitule « Sofia » : Gallegos Corti la croise en rêve et sa pensée l'obsède. Il se trouve avec deux Sofia, l'une étant imaginaire, l'autre en chair et en os. D'autres textes sont des méditations esthétiques comme « Nuages »où le narrateur, qui passe des vacances en Zélande, rencontre un homme singulier, Henk. Celui-ci photographie des nuages. Il apprend à le connaître et à travers cette complicité qui se crée, il découvre aussi l'art de la photographie et que photographier des nuages peut être une sorte d'autoportrait fantasmé.

À de rares exceptions près, l'univers de Serge Delaive est l'Argentine moderne, celle de la crise et des émeutes populaires, mais aussi celle de la Terre de Feu et des forêts mortifères. C'est un livre souvent passionnant. Son seul défaut est de parfois ne pas être assez concis.


Le Travail de rivière,
Laure Limongi,
Dissonances.


Ce texte est né de la collaboration avec une graphiste, Fanette Mellier. C'est elle d'ailleurs qui a choisi l'auteur. Le Travail de rivière a été commandé par les Silos à Chaumont (je parle de Chaumont-en-Champagne). L'écrivain s'est intéressé à une fabrique de gants, la maison Tréfousse. La mère de la narratrice brode à la maison et le père est mégissier dans cette petite entreprise.
Elle entre à son tour dans un atelier et découvre les instruments du métier ; les ciseaux, les couteaux à doler, de la craie de tailleur, des fils de toutes les couleurs. Et elle nous entraîne dans la magie de l'argot professionnelle, qu'elle s'ingénie à parfois déformer : on découvre le crispin, le fustel, des opérations comme la coutelure, le bagettage, l'écharnage, la turbulence et des métiers comme ceux du doleur ou de l'écharneuse. Puis, avec la dernière guerre, l'histoire change d'atmosphère : la narratrice devient le petit chaperon rouge au coeur de la résistance au bord de la Suisse. Curieuses et parfois déconcertantes, ces pages auraient mérité d'être un peu plus développées. Mais commande oblige ! Elles n'en sont pas moins un régal pour la lecture.

Journal d'un rêveur,
Jean Chalon,
Éditions de la Différence.


En ouvrant cet ouvrage, je craignais le pire. Eh rien, j'ai aussitôt été captivé par ce journal où l'auteur ne raconte pas qu'il prend sa douche, rencontre x et y au café, parle au téléphone avec un auteur en vue. Il n'y a aucun nombrilisme dans ces pages. L'auteur parle des personnes (le plus souvent des écrivains comme lui, mais d'un autre genre) qu'il a appréciées et fréquentées, comme Alexandre Vialatte, Marguerite Yourcenar ou Louise de Vilmorin. Il parle beaucoup des femmes qu'il a aimées, souvent des femmes qu'il n'a pu connaître et qui étaient pour l'essentiel des disciples de Sapho - Nathalie Barney ou Liane de Pougy. Il évoque la princesse Bibesco et relate avec un certain sens de l'humour les péripéties qui ont accompagné la parution de son livre, Chère Lola Florès, qui a fini par connaître un vrai succès en Espagne. Mais l'aspect plus curieux de ce journal est le récit des rêves que nous fait l'auteur, qui rêve beaucoup, passionnément : il ne fait que des rêves littéraires avec pour protagonistes des hommes et des femmes de lettres de sa connaissance. Il les raconte avec application mais aussi avec distance et un certain humour. Jean Chalon est parvenu à nous transmettre ses adulations et ses engouements, et non un traité d'égotisme.

Dix-sept histoires de dolce vita, Hugo Lacroix, Éditions de la Différence.

Ce volume ne contient pas une suite de nouvelles, mais plutôt des « routines » comme l'aurait dit William S. Burroughs. Car Hugo Lacroix ne nous raconte pas des historiettes, mais procède à de très singuliers et embarrassants glissements du sens. Chacun de ses courts récits est une façon de mettre à nu les absurdités et les préjugés du monde actuel en imaginant des situations quasiment absurdes. En règle générale, il met en scène une situation donnée, mais aussi ce qu'elle cache. C'est flagrant dans « Une bacchanale fasciste », mais aussi dans « Gelato romano », ou « Au nom de Christie's », où la belle Miguela est l'objet d'une fantasmagorie érotique. De même Roberto, qui se confie au prêtre pour lui dire qu'il est poursuivi par le tueur de Gênes, qui défraie la chronique, n'est pas persécuté par le dangereux maniaque (son plaisir consiste à assassiner les femmes dans les toilettes des trains) et qui est arrêté un peu plus tard. La réalité est toujours un piège, la surface des choses dissimule des vérités très mauvaises à révéler. C'est là ce qui lit ces 17 pièces d'écriture et, bien sûr, la culture italienne. Ces textes sont faits gêner et semer le doute. La fiction est un acide qui met en évidence l'envers du décor. Et là, ce n'est plus la dolce vita !

Vivre le sens, Collectif, Centre Roland Barthes, Seuil.
La barthologie fait désormais partie de ces sciences qui ressemblent plus à des pratiques religieuses. Vivre le sens qui vient de paraître au Seuil procure un sentiment de malaise. On a le sentiment de se trouver dans un théâtre anatomique où l'on dépouille le corps (heureusement des textes) de cet auteur qui, au fond, a tenté de penser la littérature et le monde de son temps avec un point de vue original. Et singulier signifie : irréductible. Quand on lit, par exemple (entre mille exemple) dans l'essai de Marie-José Mondzain une phrase telle que « le monothéisme, qu'il soit iconique ou non, restera comme tout monothéisme un triomphe du pouvoir paternel, les bras vous en tombe. Le nombre d'approximations qui émaillent son texte (elle attribue la mélancolie à Aristote, ce qui est faux, d'autant plus que le fameux texte auquel tout le monde se réfère est en réalité l'oeuvre du Pseudo- Aristote, c'est-à-dire d'un individu qui a dû, sans doute, évoluer dans l'entourage du grand philosophe péripatéticien qui, sur la question, ne s'est pas prononcé). Que vient faire Barthes dans cette galère ? Et que dire des pages de Michel Deguy : j'ai retenu les noms de Heidegger (incontournable), Hölderlin, Gauchet, Baudelaire, Novalis, Austin, Arendt, Deleuze, Schürmann, Gadamer, et j'en passe. La phrase qui m'est resté en mémoire est la suivante : «C'est tout un poème, et le montrer, en poème, est souvent obscur. » Le plus beau étant le schéma dessiné par Antoine Culioli qui pourrait être une extrapolation des pensées de Marcel Duchamp. On s'est moqué de la scolastique. Mais cette nouvelle scolastique aurait pu inspirer le bon Molière pour une pièce qui aurait pu s'intituler les Précieux ridicules.

Bourlinguer
 
L'Ombre, le reflet,
Minot-Gormezano/
Robert Misrahi, Skira/Flammarion


La photographie ne cesse de m'intriguer. Le plus banal et le plus trivial peuvent côtoyer le plus extraordinaire. Mais la relation que cette technique implique, qui est d'abord celle de l'enregistrement du réel (au sens le plus commun) engendre sans cesse dans des ambiguïtés sur le sens du travail effectuer par le photographe. Le démontre l'exposition présentée à la Maison européenne de la photographie de Paris. Les clichés réunis par Minot-Gormezano sont classés par thèmes. Prenons par exemple « Les voies ». Nous voyons des photographes de sous-bois, d'allées cavalières, de clairières. Très bien : pas de quoi nous bouleverser, ni d'un pont de vue artistique et encore moins dans une perspective métaphysique de quelque nature que ce soit. L'auteur se confronte avec les éléments et les phénomènes météorologiques. Pourquoi pas ? Mais la grande émotion n'est pas au rendez-vous. Alors le déluge de littérature qui accompagne cet album luxueux ne parvient pas à compenser le déficit de sens et surtout de transcendance qui devraient accompagner un tel travail. Même les réflexions sagaces de mon vieux professeur Robert Misrahi, avec sa bienveillance toute spinozienne ne réussit pas à nous donner l'envie de partager cet univers d'amateur amoureux de la nature qui se dévoile sur la couverture du livre : un pré avec des fleurs - une photographie banale développée par un banal amoureux de la nature. Un naturalisme au ras des pâquerettes. .


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mis en ligne le 23/05/2009
 
action d'éclat