Chroniques des lettres
Chronique de l'an X (2)
par Gérard-Georges Lemaire

 
La réinvention du monde à la Renaissance

L’Invention de la nature, Nadeije Laneyrie-Dagen, Flammarion.

Au fond de la peinture, Martine Lacas, Seuil.




Deux ouvrages s’intéressent à des questions assez proches en adoptant des démarches très différentes. Le premier, écrit par Martine Lacas, semble dériver de manière directe de l’essai notoire de Daniel Arasse, le Détail : elle s’est fixée pour objectif de décrypter le lointain dans le paysage, le minuscule dans l’ordre iconographique des artistes de la Renaissance et même au-delà. En réalité, l’auteur ne semble jamais faire référence au regretté historien d’art, préférant citer avec déférence Yves Bonnefoy (faisant allusion à sa notion d’«arrièrepays ») et Didi-Hubermann quand il parle d’«images en crise ». On a du mal à cerner le point de vue théorique d’un auteur qui va mettre sur le même plan une oeuvre de Giotto et un tableau de Degas. Quoi qu’il en soit, Mme Lacas s’efforce de montrer comment les artistes voient le monde dès qu’ils adoptent le principe de la finestra pour leurs compositions. J’ai donc envisagé son travail comme une invitation à mieux regarder de quelle façon les peintres ont abordé la question du lointain au fil des siècles et de quelle manière cette attention portée à des éléments réputés secondaires peuvent influer sur le sens général de la construction de l’oeuvre.

La démarche de Nadeije Lanerye-Dagen est bien plus profonde et donc mieux capable de contribuer à une meilleure connaissance de l’art ancien. Elle s’est employée à montrer comment la peinture en Occident a fait évoluer un répertoire iconographique qui s’attache à la représentation de la Terre, de la Création, des quatre éléments et enfin de l’Apocalypse. Avec une grande clarté, elle explique que les arts plastiques ont été presque entièrement déterminés par des exigences théoriques, qu’elles soient d’ordre philosophique, scientifique ou théologique. La figuration de la Genèse est conditionnée par des codes qui, par définition, ne sont pas réalistes. Mais les observations d’Aristote sur le monde physique sont appliquées dans leurs principes généraux : on représente plus un système, une construction spirituelle qu’une description de l’expérience commune de l’univers tangible. Cela étant dit, ces modes de représentation évoluent et sont parfois dictés par des interprétations de nature diverse. Son étude montre que l’art médiéval (a contrario de l’art antique) s’est peu soucié de la matérialité du monde (avec des nuances, puisque le règne végétal et le règne animal sont omniprésents dans l’art roman). Par exemple, l’air n’est jamais montré par les Byzantins. Il faut attendre des artistes comme Giotto pour que soient brisés les poncifs concernant le monde céleste. Mais, pendant très longtemps encore, deux types d’attitudes cohabiteront, l’une répondant à des canons (par exemple, l’Empyrée), l’auteur, apportée par la perception de la nature. Quand il s’agit de révéler la Terre, notre auteur insiste sur le caractère aride et souvent rocailleux des paysages de la Renaissance. Ici encore, des survivances de thèmes théologiques se conjuguent avec une approche plus réaliste.

Et cela est sensible non seulement dans la Méditation sur la Crucifixion de Fra Angelico (c 1430-1445), mais aussi dans le Saint Jérôme de Giovanni Bellini (1505). La Vierge au rocher de Léonard de Vinci présente encore des roches découpées de manière étrange et tourmentée alors que le rendu se rapproche du naturel. Mme Laneyrie-Dagen développe des idées qui ne sont pas nouvelles, mais qu’elle a su organiser dans une réflexion d’ensemble permettant de lire avec sagacité et profondeur l’art renaissant – c’est déjà un tour de force en soi.




La modernité contre vents et marées
Giorgio de Chirico,
sous la direction de Jacqueline Munck,
Paris Musées

L’exposition Giorgio de Chirico au musée d’Art moderne de la Ville de Paris est une vraie réussite car, enfin, il est possible de voir tout le parcours artistique de ce peintre qui a été l’un des plus imprévisibles du XXe siècle. Le catalogue surprend par son aspect : il est relié comme un album des années 50 avec le médaillon évidé de l’artiste qui laisse voir la statue de L’Énigme d’un jour II (1914). Pour le reste, il contient de nombreux essais qui éclairent les différentes périodes de sa carrière (Paolo Picozza, Ester Coen, Emily Braun, Elisabeth Wetterwald, Jacqueline Munck, qui est le commissaire de cette exposition, etc.). Voilà donc un ouvrage qui, non seulement nous présente l’ensemble des oeuvres exposées, mais nous fournit assez de littérature pour nous fournir assez d’explications et de commentaires pour comprendre la démarche de Chirico. Quelques artistes ont été priés de donner leur avis (Klapheck, Télémaque, Paolini et Dufour). Fabrice Ergott a repris une tradition initiée par son prédécesseur, Suzanne Pagé, qui a ses qualités, mais aussi ses défauts : tous ces écrits ne sont pas à la hauteur du sujet. Une autre petite critique : dans la bibliographie, il est indiquée que la traction française de Monsieur Dudron a paru en 2004 aux Éditions de la Différence. Faux : il s’agit en fait de l’édition originale en français de cette fiction de Chirico d’après le manuscrit original. Des extraits du livre avaient paru des décennies plus tôt, toujours en français. En outre, n’y figure pas le numéro de la revue L’Ennemi que je dirigeais chez Christian Bourgois qui a paru en 1994 – l’Italie de la métaphysique. En dehors de ces détails, l’ouvrage est très bien fait et doit figurer dans la bibliothèque de tout honnête homme (et femme, bien sûr !) qui a paru en 1994 – l’Italie de la métaphysique. C’est dommage car c’est le seul dossier existant en France sur la peinture métaphysique.


La Photographie au musée d’Orsay,
sous la direction de Françoise Heilbrun,
musée d’Orsay/Skira Flammarion



Le catalogue des collections de photographies du musée d’Orsay est une source inépuisable de ravissement. On y découvre des clichés de Fernand Khnopff et d’Edgar Degas, dont on connaît le goût pour ce nouveau moyen de reproduire la réalité (dont il ne s’est pas privé et qu’il a utilisé avec intelligence). Il y a aussi des clichés de Maurice Denis et de nombreuses créations des pionniers pictorialisme, qui ont fort heureusement été réévalués. Des inconnus voisinent avec Émile Zola, grand amateur de la chambre noir et tous les grands noms qui ont marqué le XIXe siècle : Charles Nègre William Henry Fox Talbot, Félix Nadar. Lewis Carroll fait bon ménage avec Pierre Louis Pierson et Julia Margaret Cameron contraste avec les vues de la Tour Eiffel d’Henri Rivière ou les clichés montrant le vieux Paris qu’on démolie. Ne croyez pas que cet ouvrage soit chaotique tel que je le décris. Au contraire, il est classé avec le plus grand soin selon des thèmes. Mais ce n’est pas une histoire de la photographie ancienne. Il faut le prendre comme une initiation aux multiples expériences, tant techniques qu’esthétiques, qui ont parcouru ces décennies qui nous mènent jusqu’à la Grande Guerre. C’est un ouvrage précieux qui est indispensable aux néophytes et qui permet aux connaisseurs de se replonger dans l’esprit d’une recherche qui paraissait alors n’avoir pas de fin.



Over the River,
Christo et Jean-Claude, Taschen.


Plus qu’un livre d’art, c’est quasiment le reportage d’un chantier. En effet, Christo prépare pendant de très longs mois son projet pour ensuite trouver son financement (en vendant les dessins préparatoires) et puis fait réaliser de nombreux clichés de l’oeuvre éphémère par définition. L’aventure d’Over the River commence en 1992. Le premier problème qui s’est posé à l’artiste a été de trouver un lieu adéquat. Trois ans de recherche (1992-1994) plus de 22.000 kilomètres parcourus dans les Montagnes Rocheuses. Des ingénieurs ont dû faire des essais dans des usines pour comprendre si le projet était réalisable. Finalement, l’artiste a jeté son dévolu sur la rivière Arkansas, dans le Colorado. Le gigantesque dossier réuni dans cet album est vraiment passionnant parce qu’on n’a pas l’impression de suivre la préparation d’une oeuvre à une échelle herculéenne, mais de consulter toutes étapes d’une réalisation industrielle, un pont par exemple… Dire que l’oeuvre soit sublime est une autre question. Disons qu’elle est impressionnante…

Spermatozoïdes,
Bernard Heidsieck, « Acquaviva », Les Editions derrière la salle de bains
Si l’oeuvre poétique de Bernard Heidsieck est maintenant bien connue, son oeuvre artistique ne l’est pas encore assez. Le petit volume que vient de paraître et qui porte le doux titre de Spermatozoïdes, il nous offre une série de dessins figurant des allumettes qui joue le rôle de ces agents très agités et très imprévisibles de la reproduction des mammifères et donc des humains. On retrouve chez lui l’esprit délirant d’Alphonse Allais et une pointe de dadaïsme, enfin une haute dose d’humour et de penchant pour la farce à la fois visuelle et textuelle. L’ouvrage est réalisé avec soin et personne ne pourra résister à la drôlerie de cette série de collage sur papier parue à l’occasion de son exposition à la librairie Fabio Freddi à Turin en décembre 2008.

L’Art en théorie et en action,
Nelson Goodman,
tr J. P. Cometti & R. Pouivet,
Folio


Il y a des livres inutiles et si vains que leur lecture peut se changer en pure fascination. C’est le cas du petit traité de Nelson Goodman où l’on peut rencontrer des propositions d’une étonnante audace : « littéralement fausse la fiction doit l’être », ou encore : « Bien que toute fiction soit littéralement et littérairement une contre vérité, la réciproque n’est pas vraie… » Tout le volume est de la même eau, passant d’un langage pseudo scientifique à des banalités qui se veulent pédagogiques. On peut être surpris que les éditions Gallimard, en général si difficiles dans le choix de leurs essais, aient pu avoir l’idée saugrenue de publier un auteur de ce genre qui passe le plus clair de son temps ou à enfoncer des portes ouvertes ou à énoncer des propositions pour le moins hasardeuses dans leur enflure théorique qui confine au ridicule.

Lawrence Carroll,
Hôtel des Arts, Toulon.

Étrange artiste que ce Lawrence Carroll. Né en Australie, il construit sa carrière aux États-Unis. Les oeuvres présentées à l’Hôtel des Arts de Toulon en témoignent amplement. Elles font référence au Minimal Art, non pour le dépasser ou pour en soutirer de nouvelles perspectives théoriques, mais pour en extrapoler d’extraordinaires perversions et pastiches. Ses volumes fixés au mur semblent respecter les grandes règles de ses illustres prédécesseurs d’outre- Atlantique, mas on se rend vite compte que les matériaux, la manière de les peindre, de les découper en déjouent les froides machinations. En sorte qu’on se trouve en train de déambuler de salle en salle au milieu d’un univers subtilement détourné pour retrouver une forme de sensibilité qui a été abolie, sans pourtant en revenir à des formes de créations traditionnelles. Les intentions sont intéressantes, la réalisation est intelligente et le résultat reste décevant.


N. d. T.


La Rose et autres poèmes,
William Butler Yeats, traduits par Jean Briat, Points poésie.


Je ne sais trop quoi penser de William Butler Yeats. Ou plutôt si : d’un côté il m’exaspère, surtout quand il joue au barde irlandais. Je lui pardonne volontiers les Errances d’Ossian, mais j’ai du mal à accepter ses louanges adressées à saint Patrick et sa vision de l’Irlande future (il faut se souvenir qu’en son temps les Irlandais luttaient pour leur indépendance). Trop d’emphase, trop d’images sublimes et superlatives, trop de tout. Yeats manie trop bien la langue, il en fait un instrument pour charmer les serpents et pas assez un outil pour exprimer ce qui s’exprime avec tant de difficulté. Même ses poèmes les plus intimes conservent ce caractère pompeux des sentiments et des gestes. Alors je dirais que je salue son métier, son savoir-faire, et toutes ses métaphores qui sont sculptées dans le marbre des certitudes – même quand il est question du rêve ! !

Œuvres romanesques, Elfriede Jelinek,
préface de Yasmina Hoffmann,
« Thesaurus », Actes Sud


Je ne fus pas le seul à être surpris quand le prix Nobel a été décerné à Elfriede Jelinek en 2004. Je reste d’ai l leurs persuadé que Thomas Bernhardt aurait dû en son temps recevoir une telle distinction, ne serait-ce que pour Maîtres anciens. D’ailleurs, il paraît évident à tous ses lecteurs qu’elle a poursuivi, par d’autres moyens, la très virulente critique de l’Autriche de l’auteur de Cave et de Ciment. Bernhardt est allé jusqu’à refuser que ses romans soient publiés par une maison d’édition autrichienne ! Jelinek s’en est prise à son tour à « ce joli pays », qui n’est plus, depuis la fin de l’Empire, que l’ombre de luimême. Quand nous y pensons, quand nous pensons à sa culture, les noms de Beethoven, de Freud, de Schnitzler, de Krauss, de Werfel, et Joseph Roth, d’Adolf Loos, d’Otto Wagner, de Klimt, de Schiele, de Kokoschka, pour ne citer que ceux-là, nous viennent aussitôt à l’esprit. La Sécession, la Wiener Werkstaette, le café Central et le café Museum ont contribué à la mythologie qui entoure la Vienne d’autrefois. Cette Vienne si fascinante a perduré entre les deux guerres. L’Anschluss en a balayé toute trace. Et la ville qui a survécu aux bombardements est désormais celle du Troisième homme où s’est illustré Orson Welles – une Vienne dégradée, corrompue, qui ne fait que rêver à son grand et lointain passé. Jelinek a voulu dépeindre ce monde qui s’est reconstruit, mais sans jamais retrouver sa grandeur. De surcroît, elle a tenu à traiter des thèmes « modernes » qui faisaient discuter, la place de la femme dans la société, l’érotisme au féminin, la survivance plus ou moins occulte de l’idéologie nazie, etc. Ce n’est pas le monde de Sissi incarnée par Romy Schneider que Jelinek aborde, mais celui d’un microcosme confit dans ses préjugés et ses illusions. Elle l’a fait avec beaucoup de verve et de mordant et aussi un sens puissant de la narration. Mais la plupart de ses romans sont trop didactiques, presque des essais, comme Les amantes (1975) et Lust (1989). Je trouve très bien qu’elle s’en soit prise aux truismes truqués et aux idées reçues qui sous-tendent la vie des Autrichiens de sa génération (et encore ceux d’aujourd’hui !). Mais cela ne donne pas nécessairement naissance à des romans grandioses. Seule la Pianiste (1983) sort du lot parce qu’il y a beaucoup d’elle-même dans cette histoire – dans sa jeunesse, elle avait étudié au conservatoire et avait été diplômée, sa mère rêvant pour elle d’une carrière de soliste. En somme, on la lit comme une polémiste talentueuse. Mais que resterat- il vraiment de son oeuvre littéraire ?

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mis en ligne le 23/05/2009
 
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