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La réinvention du
monde à la Renaissance
L’Invention de la nature, Nadeije Laneyrie-Dagen,
Flammarion.
Au fond de la peinture, Martine Lacas, Seuil.
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Deux ouvrages s’intéressent à des
questions assez proches en adoptant des démarches très
différentes. Le premier, écrit par Martine Lacas, semble
dériver de manière directe de l’essai notoire
de Daniel Arasse, le Détail : elle s’est fixée
pour objectif de décrypter le lointain dans le paysage, le
minuscule dans l’ordre iconographique des artistes de la Renaissance
et même au-delà. En réalité, l’auteur
ne semble jamais faire référence au regretté historien
d’art, préférant citer avec déférence
Yves Bonnefoy (faisant allusion à sa notion d’«arrièrepays »)
et Didi-Hubermann quand il parle d’«images en crise ».
On a du mal à cerner le point de vue théorique d’un
auteur qui va mettre sur le même plan une oeuvre de Giotto
et un tableau de Degas. Quoi qu’il en soit, Mme Lacas s’efforce
de montrer comment les artistes voient le monde dès qu’ils
adoptent le principe de la finestra pour leurs compositions. J’ai
donc envisagé son travail comme une invitation à mieux
regarder de quelle façon les peintres ont abordé la
question du lointain au fil des siècles et de quelle manière
cette attention portée à des éléments
réputés secondaires peuvent influer sur le sens général
de la construction de l’oeuvre.
La démarche de Nadeije Lanerye-Dagen est
bien plus profonde et donc mieux capable de contribuer à une
meilleure connaissance de l’art ancien. Elle
s’est employée à montrer comment
la peinture en Occident a fait évoluer un
répertoire iconographique qui s’attache à la
représentation de la Terre, de la Création,
des quatre éléments et enfin de l’Apocalypse.
Avec une grande clarté, elle explique que
les arts plastiques ont été presque
entièrement déterminés par
des exigences théoriques, qu’elles
soient d’ordre philosophique, scientifique
ou théologique. La figuration de la Genèse
est conditionnée par des codes qui, par
définition, ne sont pas réalistes.
Mais les observations d’Aristote sur le monde
physique sont appliquées dans leurs principes
généraux : on représente plus
un système, une construction spirituelle
qu’une description de l’expérience
commune de l’univers tangible. Cela étant
dit, ces modes de représentation évoluent
et sont parfois dictés par des interprétations
de nature diverse. Son étude montre que
l’art médiéval (a contrario
de l’art antique) s’est peu soucié de
la matérialité du monde (avec des
nuances, puisque le règne végétal
et le règne animal sont omniprésents
dans l’art roman). Par exemple, l’air
n’est jamais montré par les Byzantins.
Il faut attendre des artistes comme Giotto pour
que soient brisés les poncifs concernant
le monde céleste. Mais, pendant très
longtemps encore, deux types d’attitudes
cohabiteront, l’une répondant à des
canons (par exemple, l’Empyrée), l’auteur,
apportée par la perception de la nature.
Quand il s’agit de révéler
la Terre, notre auteur insiste sur le caractère
aride et souvent rocailleux des paysages de la
Renaissance. Ici encore, des survivances de thèmes
théologiques se conjuguent avec une approche
plus réaliste.
Et cela est sensible non seulement dans la Méditation
sur la Crucifixion de Fra Angelico (c 1430-1445),
mais aussi dans le Saint Jérôme de
Giovanni Bellini (1505). La Vierge au rocher de
Léonard de Vinci présente encore
des roches découpées de manière étrange
et tourmentée alors que le rendu se rapproche
du naturel. Mme Laneyrie-Dagen développe
des idées qui ne sont pas nouvelles, mais
qu’elle a su organiser dans une réflexion
d’ensemble permettant de lire avec sagacité et
profondeur l’art renaissant – c’est
déjà un tour de force en soi.
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La modernité contre vents et marées |
Giorgio de Chirico,
sous la direction de Jacqueline Munck,
Paris Musées |
L’exposition Giorgio de Chirico au musée d’Art
moderne de la Ville de Paris est une vraie réussite car, enfin,
il est possible de voir tout le parcours artistique de ce peintre
qui a été l’un des plus imprévisibles
du XXe siècle. Le catalogue surprend par son aspect : il est
relié comme un album des années 50 avec le médaillon évidé de
l’artiste qui laisse voir la statue de L’Énigme
d’un jour II (1914). Pour le reste, il contient de nombreux
essais qui éclairent les différentes périodes
de sa carrière (Paolo Picozza, Ester Coen, Emily Braun, Elisabeth
Wetterwald, Jacqueline Munck, qui est le commissaire de cette exposition,
etc.). Voilà donc un ouvrage qui, non seulement nous présente
l’ensemble des oeuvres exposées, mais nous fournit assez
de littérature pour nous fournir assez d’explications
et de commentaires pour comprendre la démarche de Chirico.
Quelques artistes ont été priés de donner leur
avis (Klapheck, Télémaque, Paolini et Dufour). Fabrice
Ergott a repris une tradition initiée par son prédécesseur,
Suzanne Pagé, qui a ses qualités, mais aussi ses défauts
: tous ces écrits ne sont pas à la hauteur du sujet.
Une autre petite critique : dans la bibliographie, il est indiquée
que la traction française de Monsieur Dudron a paru en 2004
aux Éditions de la Différence. Faux : il s’agit
en fait de l’édition originale en français de
cette fiction de Chirico d’après le manuscrit original.
Des extraits du livre avaient paru des décennies plus tôt,
toujours en français. En outre, n’y figure pas le numéro
de la revue L’Ennemi que je dirigeais chez Christian Bourgois
qui a paru en 1994 – l’Italie de la métaphysique.
En dehors de ces détails, l’ouvrage est très
bien fait et doit figurer dans la bibliothèque de tout honnête
homme (et femme, bien sûr !) qui a paru en 1994 – l’Italie
de la métaphysique. C’est dommage car c’est le
seul dossier existant en France sur la peinture métaphysique.
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La Photographie au musée d’Orsay,
sous la direction de Françoise Heilbrun,
musée d’Orsay/Skira Flammarion
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Le catalogue des collections de photographies du musée d’Orsay
est une source inépuisable de ravissement. On y découvre
des clichés de Fernand Khnopff et d’Edgar Degas, dont
on connaît le goût pour ce nouveau moyen de reproduire
la réalité (dont il ne s’est pas privé et
qu’il a utilisé avec intelligence). Il y a aussi des
clichés de Maurice Denis et de nombreuses créations
des pionniers pictorialisme, qui ont fort heureusement été réévalués.
Des inconnus voisinent avec Émile Zola, grand amateur de la
chambre noir et tous les grands noms qui ont marqué le XIXe
siècle : Charles Nègre William Henry Fox Talbot, Félix
Nadar. Lewis Carroll fait bon ménage avec Pierre Louis Pierson
et Julia Margaret Cameron contraste avec les vues de la Tour Eiffel
d’Henri Rivière ou les clichés montrant le vieux
Paris qu’on démolie. Ne croyez pas que cet ouvrage soit
chaotique tel que je le décris. Au contraire, il est classé avec
le plus grand soin selon des thèmes. Mais ce n’est pas
une histoire de la photographie ancienne. Il faut le prendre comme
une initiation aux multiples expériences, tant techniques
qu’esthétiques, qui ont parcouru ces décennies
qui nous mènent jusqu’à la Grande Guerre. C’est
un ouvrage précieux qui est indispensable aux néophytes
et qui permet aux connaisseurs de se replonger dans l’esprit
d’une recherche qui paraissait alors n’avoir pas de fin.
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Over the River,
Christo et Jean-Claude, Taschen. |
Plus qu’un livre d’art, c’est quasiment le reportage
d’un chantier. En effet, Christo prépare pendant de
très longs mois son projet pour ensuite trouver son financement
(en vendant les dessins préparatoires) et puis fait réaliser
de nombreux clichés de l’oeuvre éphémère
par définition. L’aventure d’Over the River commence
en 1992. Le premier problème qui s’est posé à l’artiste
a été de trouver un lieu adéquat. Trois ans
de recherche (1992-1994) plus de 22.000 kilomètres parcourus
dans les Montagnes Rocheuses. Des ingénieurs ont dû faire
des essais dans des usines pour comprendre si le projet était
réalisable. Finalement, l’artiste a jeté son
dévolu sur la rivière Arkansas, dans le Colorado. Le
gigantesque dossier réuni dans cet album est vraiment passionnant
parce qu’on n’a pas l’impression de suivre la préparation
d’une oeuvre à une échelle herculéenne,
mais de consulter toutes étapes d’une réalisation
industrielle, un pont par exemple… Dire que l’oeuvre
soit sublime est une autre question. Disons qu’elle est impressionnante…
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Spermatozoïdes,
Bernard Heidsieck, « Acquaviva », Les Editions
derrière la salle de bains |
Si l’oeuvre poétique de Bernard Heidsieck est maintenant
bien connue, son oeuvre artistique ne l’est pas encore assez.
Le petit volume que vient de paraître et qui porte le doux
titre de Spermatozoïdes, il nous offre une série de dessins
figurant des allumettes qui joue le rôle de ces agents très
agités et très imprévisibles de la reproduction
des mammifères et donc des humains. On retrouve chez lui l’esprit
délirant d’Alphonse Allais et une pointe de dadaïsme,
enfin une haute dose d’humour et de penchant pour la farce à la
fois visuelle et textuelle. L’ouvrage est réalisé avec
soin et personne ne pourra résister à la drôlerie
de cette série de collage sur papier parue à l’occasion
de son exposition à la librairie Fabio Freddi à Turin
en décembre 2008.
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L’Art en théorie et en action,
Nelson Goodman,
tr J. P. Cometti & R. Pouivet,
Folio |
Il y a des livres inutiles et si vains que leur lecture peut se changer
en pure fascination. C’est le cas du petit traité de
Nelson Goodman où l’on peut rencontrer des propositions
d’une étonnante audace : « littéralement
fausse la fiction doit l’être », ou encore : « Bien
que toute fiction soit littéralement et littérairement
une contre vérité, la réciproque n’est
pas vraie… » Tout le volume est de la même eau,
passant d’un langage pseudo scientifique à des banalités
qui se veulent pédagogiques. On peut être surpris que
les éditions Gallimard, en général si difficiles
dans le choix de leurs essais, aient pu avoir l’idée
saugrenue de publier un auteur de ce genre qui passe le plus clair
de son temps ou à enfoncer des portes ouvertes ou à énoncer
des propositions pour le moins hasardeuses dans leur enflure théorique
qui confine au ridicule.
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Lawrence Carroll,
Hôtel des Arts, Toulon. |
Étrange artiste que ce Lawrence Carroll. Né en Australie, il construit
sa carrière aux États-Unis. Les oeuvres présentées à l’Hôtel
des Arts de Toulon en témoignent amplement. Elles font référence
au Minimal Art, non pour le dépasser ou pour en soutirer de nouvelles
perspectives théoriques, mais pour en extrapoler d’extraordinaires
perversions et pastiches. Ses volumes fixés au mur semblent respecter
les grandes règles de ses illustres prédécesseurs d’outre-
Atlantique, mas on se rend vite compte que les matériaux, la manière
de les peindre, de les découper en déjouent les froides machinations.
En sorte qu’on se trouve en train de déambuler de salle en salle
au milieu d’un univers subtilement détourné pour retrouver
une forme de sensibilité qui a été abolie, sans pourtant
en revenir à des formes de créations traditionnelles. Les intentions
sont intéressantes, la réalisation est intelligente et le résultat
reste décevant.
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N. d. T. |
La Rose et autres poèmes,
William Butler Yeats, traduits par Jean Briat, Points poésie. |
Je ne sais trop quoi penser de William Butler Yeats. Ou plutôt
si : d’un côté il m’exaspère, surtout
quand il joue au barde irlandais. Je lui pardonne volontiers les
Errances d’Ossian, mais j’ai du mal à accepter
ses louanges adressées à saint Patrick et sa vision
de l’Irlande future (il faut se souvenir qu’en son temps
les Irlandais luttaient pour leur indépendance). Trop d’emphase,
trop d’images sublimes et superlatives, trop de tout. Yeats
manie trop bien la langue, il en fait un instrument pour charmer
les serpents et pas assez un outil pour exprimer ce qui s’exprime
avec tant de difficulté. Même ses poèmes les
plus intimes conservent ce caractère pompeux des sentiments
et des gestes. Alors je dirais que je salue son métier, son
savoir-faire, et toutes ses métaphores qui sont sculptées
dans le marbre des certitudes – même quand il est question
du rêve ! !
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Œuvres romanesques, Elfriede Jelinek,
préface de Yasmina Hoffmann,
« Thesaurus », Actes Sud |
Je ne fus pas le seul à être surpris quand le prix Nobel
a été décerné à Elfriede Jelinek
en 2004. Je reste d’ai l leurs persuadé que Thomas Bernhardt
aurait dû en son temps recevoir une telle distinction, ne serait-ce
que pour Maîtres anciens. D’ailleurs, il paraît évident à tous
ses lecteurs qu’elle a poursuivi, par d’autres moyens,
la très virulente critique de l’Autriche de l’auteur
de Cave et de Ciment. Bernhardt est allé jusqu’à refuser
que ses romans soient publiés par une maison d’édition
autrichienne ! Jelinek s’en est prise à son tour à « ce
joli pays », qui n’est plus, depuis la fin de l’Empire,
que l’ombre de luimême. Quand nous y pensons, quand nous
pensons à sa culture, les noms de Beethoven, de Freud, de
Schnitzler, de Krauss, de Werfel, et Joseph Roth, d’Adolf Loos,
d’Otto Wagner, de Klimt, de Schiele, de Kokoschka, pour ne
citer que ceux-là, nous viennent aussitôt à l’esprit.
La Sécession, la Wiener Werkstaette, le café Central
et le café Museum ont contribué à la mythologie
qui entoure la Vienne d’autrefois. Cette Vienne si fascinante
a perduré entre les deux guerres. L’Anschluss en a balayé toute
trace. Et la ville qui a survécu aux bombardements est désormais
celle du Troisième homme où s’est illustré Orson
Welles – une Vienne dégradée, corrompue, qui
ne fait que rêver à son grand et lointain passé.
Jelinek a voulu dépeindre ce monde qui s’est reconstruit,
mais sans jamais retrouver sa grandeur. De surcroît, elle a
tenu à traiter des thèmes « modernes » qui
faisaient discuter, la place de la femme dans la société,
l’érotisme au féminin, la survivance plus ou
moins occulte de l’idéologie nazie, etc. Ce n’est
pas le monde de Sissi incarnée par Romy Schneider que Jelinek
aborde, mais celui d’un microcosme confit dans ses préjugés
et ses illusions. Elle l’a fait avec beaucoup de verve et de
mordant et aussi un sens puissant de la narration. Mais la plupart
de ses romans sont trop didactiques, presque des essais, comme Les
amantes (1975) et Lust (1989). Je trouve très bien qu’elle
s’en soit prise aux truismes truqués et aux idées
reçues qui sous-tendent la vie des Autrichiens de sa génération
(et encore ceux d’aujourd’hui !). Mais cela ne donne
pas nécessairement naissance à des romans grandioses.
Seule la Pianiste (1983) sort du lot parce qu’il y a beaucoup
d’elle-même dans cette histoire – dans sa jeunesse,
elle avait étudié au conservatoire et avait été diplômée,
sa mère rêvant pour elle d’une carrière
de soliste. En somme, on la lit comme une polémiste talentueuse.
Mais que resterat- il vraiment de son oeuvre littéraire ?
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