Chroniques des lettres
Chronique de l'an X (2)
par Gérard-Georges Lemaire

 
L'Ultime question,
Julie Zeh,
traduit de l'allemand
par B. Hébert & J.-C. Collais, Actes Sud.


Voilà déjà quelque temps que les sciences les plus modernes font bon ménage avec le bon vieux roman policier. Mais ce ne sont pas les modes d'investigation qui sont métamorphosés par les découvertes les plus pointues de nos savants. Non. Il s'agit à la base d'un conflit entre deux experts qui se querelle sur la question de la pluralité des mondes. Leurs discussions se déroulent alors qu'un mystérieux assassin est venu de l'avenir pour commettre des meurtres qui peuvent remettre bien des théories en question. Les physiciens se trouvent ainsi associés à une enquête menée par le vieux commissaire Schief (une sorte d'archétype du policier usé par des décennies de routine). L'affaire est bien montée, mais avec une lenteur exaspérante et l'auteur fait usage d'un style poussiéreux pas franchement à la hauteur de ses ambitions cosmiques !
L'Anneau de la clé,
Hella S. Haasse,
tr. Annie Kroon, Actes Sud
Un journaliste prend contact avec une vieille dame prénommé Herma, vivant aux Pays-Bas qui est une authentique Belanda, c'est-à-dire une hollandaise d'Indonésie pendant la période coloniale. Elle a enfermé ses souvenirs dans un beau coffre en ébène dont elle ne retrouve pas le clé. Ou peut-être ne veulent pas affronter son passé. Ce journaliste fait une recherche sur une certaine Adèle Meys que notre héroïne a bien connu et qu'elle a surnommée Dée. Petit à petit, elle reconstitue sa propre vie à Batavia et aussi celle de sa camarade. Cette dernière est issue d'une grande famille qui est venue s'installer au XVIIe siècle, son ancêtre travaillant pour la Compagnie orientale des Indes, la VOC. Elle relate les tribulation des descendants de ce Jonas Muntingh et puis son enfance et son adolescence partagée avec Dée. Elle finit aussi par dévoiler les aspects étranges de la vie de cette jolie métis qu'elle revoit lors d'un voyage à Djakarta en 1976. Voilà un joli roman, avec le charme suranné du passé colonial et aussi les drames qu'elle a connu avec l'occupation japonaise et aussi l'Indépendance et toutes les crises qui l'ont précédée. C'est joliment narré et c'est aussi une source permanente d'informations sur cet univers si proche et qui a complètement disparu.

Nocturne dans Broadway, Damon Runyon,
tr M. Tadié, R.-N. Raimbault & C.-P. Vorce, « l'imaginaire », Gallimard.



Le nom de Damon Runyon (1884- 1946) ne dit plus rien à personne. Cet écrivain américain a pourtant connu un très grand succès pendant les années trente. Il a opté pour un genre plutôt comique où il met en scène des personnages improbables qui hantent le quartier de Broadway à New York dans ce qu'on appelait les « joyeuses quarante », c'est-à-dire les rues entre la Quarantième et la Cinquième Rue où se trouvaient les grands music-hall, les cinémas et les bars. Ses personnages sont tous improbables et hallucinants : Mike le Noir, Benny le Youpin, Scoodles, Dave le Dandy, Samuels les Panards. Le plus grotesque s'attache à des situations les plus absurdes les unes que les autres. Aujourd'hui, cet humour n'a plus de prise sur nous. Mais la collection de figures de la pègre ou de la faune interlope de New York rappelle tout de même un peu le petit monde de malfrats et de drogués que W. S. Burroughs a dépeint dans Junky - ce qui n'est pas surprenant puisqu'il a vécu dans cette ville pendant les années quarante. Rappelons que ce livre avait été publié à l'origine chez Calmann-Lévy en 1940.



Le Roi de l'Amérique, Peter Stephan Jungk,
tr J. Honigmann,
Éditions Jacqueline Chambon


P. S. Jungk s'est fait connaître par une pertinente biographie de Franz Werfel dont j'ai gardé un bon souvenir. Après quoi il s'est consacré au roman, la Traversée de Hudson paraissant chez le même éditeur. Cette fois, il ne s'attaque pas à un grand nom de la littérature, mais à une célébrités universelle : Walt Disney.
Le grand homme est âgé et il doit se rendre dans la petite ville qui l'a vu naître, Mareeline. Il s'y rend avec sa famille - jamais son frère aîné n'est bien loin parce que c'est lui qui assure la gestion de la société. Il y croise Charles Webster, le narrateur de ce récit, qui avait été licencié des bureaux de Disney, veut rencontrer l'homme qui l'a jeté à la rue. Plus tard, il lui rend visite à son domicile et surprend le grand homme en train de jouer avec un train électrique. Tout porte à croire que la discussion qu'ils ont alors est la cause de la maladie et de la mort de l'inventeur de Mickey Mouse.
Mais la véritable intérêt de cet ouvrage est de faire un portrait de cet homme qui était réactionnaire, raciste, indifférent à ses employé et surtout n'a plus été un créateur. Se faisant passer pour un philanthrope, il n'a jamais fait autre chose que de célébrer sa réussite. Jungk a écrit ces pages avec beaucoup de drôlerie et aussi avec une ironie impitoyable. Le Disney qu'il nous dépeint est un doux monstre que le malheureux Webster nous révèle en connaissant les pires avanies.

Au couvent des petites fleurs,
Indu Sundaresan,
tr. Sylvie Cohen, Michel Lafon.


Indu Sundaresan s'en explique en fin de volume : ce recueil est né d'une commande en vue d'un ouvrage sur Seattle où elle vit à l'heure actuelle. Mais, n'écrivant que des romans qui évoquent son Inde natale, elle n'a pu écrire que des histoires ayant un lien avec ce pays. Ce qui unit tous ces récits, ce sont les contradictions extrêmes qui existent dans le sous-continent indien. Certaines sont terribles, d'autres absurdes. Le premier d'entre eux relate l'histoire d'une jeune femme qui vit aux États-Unis et qui reçoit une lettre d'une soeur indienne. Celle-ci l'a élevée quand elle était petite dans couvent où sont recueillis des orphelins ou des enfants abandonnés. Elle a été recueillie par un couple d'Américains aisés. Cette soeur Marie-Thérèse lui parle de sa mère et lui apprend qu'elle est très malade. À mesure qu'elle lit cette longue missive, elle découvre que la religieuse est sa propre mère. Un autre nous raconte l'existe d'un jeune couple. Chandar espère un fils de tout son coeur et se préoccupe peu des sentiments de sa femme, Meha. Un fils finit par naître et ils le prénomment Bikaner. Ce dernier se révèle vite d'une grande cruauté. Ses parents doivent quitter leur terre et travailler en ville. Ils se sacrifient totalement pour ce fils qui se montre ingrat, surtout quand il découvre avec effroi que son père est le concierge de la banque où il travaille. Devenus âgés, ses parents se suicident pour ne pas faire obstacle à sa carrière et sans doute aussi à cause de leur immense chagrin. Un autre encore est épouvantable : c'est celui où une jeune épouse de douze ans est obligée de suivre son mari dans la mort, alors que le rite du sati est aboli depuis 1829. L'écrivain nous fait découvrir cette Inde aux mille facettes et aux mille tragédies née d'un conflit permanent entre les traditions et une modernité envahissante.


En français dans le texte


Œuvres complètes, Arthur Rimbaud,
édition établie par
André Guyaux avec la collaboration
d'Aurélia Cervoni,
Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard.


Kafka, Proust, Rimbaud : voici trois auteurs adulés et tellement aimés de tous qu'ils courent le risque d'en être étouffés à tout jamais.

Les antisémites les plus acharnés ont adoré Proust. Les plus grands écrivains du XXe siècle ont lu et discuté les textes de Kafka, de Borges à Nabokov, de Sartre à Camus, de Blanchot à W. G. Sebald, de Bataille à Primo Levi, de Claudio Magris à Elias Canetti (pour ne citer qu'eux), sans parler de Deleuze et Guattari, sans parler des petits marquis de la littérature et des légions d'universitaires qui en ont fait leur chose.

Quant à Rimbaud, il a été élevé à la dignité de légende. Et cette légende n'est pas dépourvue de conséquences, certaines pouvant être nocives. Cette édition, bien meilleure que la précédente, il faut le souligner, le prouve. Le Rimbaud auteur de poésies et de quelques textes en prose ne fait qu'un avec le Rimbaud trafiquant d'armes.

Depuis les travaux d'Alain Borer sur son voyage au Harar, il est devenu la poésie incarnée, la poésie sans mots, sans vers, sans pensée - l'expression exaltée et presque mystique d'une essence. Dans ce volume, on trouve toute la correspondance qui a trait aux affaires désastreuses de celui qui se présentait comme un « agent de commerce de français ». Bien sûr, on lit avec intérêt les pages qu'il a adressées au directeur du Bosphore égyptien qui les a d'ailleurs fait paraître dans sa publication en août 1887. C'est la relation d'un orientaliste qui se veut à la fois espion, anthropologue et géographe. Certaines lettres sont d'ailleurs tout à fait intéressantes car elles décrivent le monde où il évolue. Mais celles qui tirent la somme de ses opérations hasardeuses l'emportent. Sa fin pitoyable à Marseille et le délire précédent sa mort fait songer aux phrases insensées prononcées par Kafka les dernières heures de sa vie.

Au fond, l'historien a vaincu le lecteur qui apprend par coeur « Le Dormeur du val » ou même ces « Voyelles » que Jean Ristat, dans le Théâtre du ciel (à paraître sous peu chez Gallimard) a tenté de déchiffrer à sa manière - en poète, non en savant d'opérette. Rimbaud ne peut pas ne doit pas être distinct de son existence, aussi piteuse soit elle en fin de compte, mais son oeuvre doit exister en soi et pour soi et tout le reste ne sert qu'à lui donner consistance et un ancrage dans le temps

Les Essais, Montaigne, adaptés en français moderne par André Lanly, « Quarto », Gallimard.
La politique éditoriale des éditions Gallimard laisse parfois perplexe. La prestigieuse bibliothèque de la Pléiade vient à peine de faire sortir de presse une nouvelle édition des Essais de Michel de Montaigne pour que la collection « Quarto » nous propose une autre édition de Montaigne, en français moderne cette fois. Et ce n'est qu'une réédition, puisque Champion avait proposé cette version entre 1989 et 2002. Je ne dis pas qu'une édition accessible au profane n'était pas nécessaire. Mais cette rivalité au sein de la même maison (ce n'est pas la première fois que cela arrive) est bien déconcertante. Si l'un publie quelque auteur, l'autre l'imite aussitôt. Mais si l'un refuse un écrivain (comme ce fut le cas, hélas, pour la réédition des oeuvres d'Italo Svevo), le second lui emboîte le pas. Cela aurait-il fait rire Montaigne ?

Les Essais ne constituent pas un récit ou une suite de récits. C'est l'archétype du livre de chevet qui traite de mille sujets avec le plus grand arbitraire. C'est une autobiographie intellectuelle qui ne se délivre pas comme une totalité cohérente, mais comme mille fragments qui ont pour seuls liens et unité un style et un état d'esprit. Et chaque partie n'est pas exempte de surprise. J'ai relu, puisque l'occasion m'en était offerte, le chapitre intitulé « Sur les livres ». À ma grande honte, je ne me souvenais même pas que c'est là que l'auteur fait l'apologie de la langue vulgaire (comme l'avait fait Dante avant lui), « langue qui permet à tout le monde de parler de ces oeuvres et qui semble démontrer que leur conception et leurs desseins sont également vulgaires » (« ils » sont ceux qui formulent des « critiques hâtives »). Voilà qui conforte les intentions pédagogiques de M. Lanly et qui, simultanément, en marque les limites. Mais c'est surtout dans ces pages qu'il fait état de la « faiblesse de son intelligence » et de son absence de mémoire. Précaution de style ou ultime vanité ? En tout cas, Montaigne se remet en cause et nous remet en cause du même coup.

Ensuite, on se rend compte qu'il n'aime pas beaucoup ses contemporains, ni même ses prédécesseurs en dehors des Grecs et des Latins : seuls Boccace, Rabelais et Jean Second trouvent grâce à ses yeux. Il n'a pas perçu la beauté de l'Arioste : pour lui, la poésie se résume à Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace. Voilà qui est bien ennuyeux pour nos lecteurs « modernes » qui ne latinisent plus ! Montaigne avoue lire plutôt de la philosophie et encore plus les historiens. Au fond, Montaigne nous conseille de nous remettre aux humanités classiques et que la connaissance du grec ancien ne serait pas un désagrément intellectuel.


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mis en ligne le 23/05/2009
 
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