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L'Ultime question,
Julie Zeh,
traduit de l'allemand
par B. Hébert & J.-C. Collais, Actes Sud.
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Voilà déjà quelque temps que
les sciences les plus modernes font bon ménage avec le bon
vieux roman policier. Mais ce ne sont pas les modes d'investigation
qui sont métamorphosés par les découvertes les
plus pointues de nos savants. Non. Il s'agit à la base d'un
conflit entre deux experts qui se querelle sur la question de la
pluralité des mondes. Leurs discussions se déroulent
alors qu'un mystérieux assassin est venu de l'avenir pour
commettre des meurtres qui peuvent remettre bien des théories
en question. Les physiciens se trouvent ainsi associés à une
enquête menée par le vieux commissaire Schief (une sorte
d'archétype du policier usé par des décennies
de routine). L'affaire est bien montée, mais avec une lenteur
exaspérante et l'auteur fait usage d'un style poussiéreux
pas franchement à la hauteur de ses ambitions cosmiques ! |
L'Anneau de la clé,
Hella S. Haasse,
tr. Annie Kroon, Actes Sud |
Un journaliste prend contact avec une vieille dame prénommé Herma,
vivant aux Pays-Bas qui est une authentique Belanda, c'est-à-dire
une hollandaise d'Indonésie pendant la période coloniale.
Elle a enfermé ses souvenirs dans un beau coffre en ébène
dont elle ne retrouve pas le clé. Ou peut-être ne veulent
pas affronter son passé. Ce journaliste fait une recherche
sur une certaine Adèle Meys que notre héroïne
a bien connu et qu'elle a surnommée Dée. Petit à petit,
elle reconstitue sa propre vie à Batavia et aussi celle de
sa camarade. Cette dernière est issue d'une grande famille
qui est venue s'installer au XVIIe siècle, son ancêtre
travaillant pour la Compagnie orientale des Indes, la VOC. Elle relate
les tribulation des descendants de ce Jonas Muntingh et puis son
enfance et son adolescence partagée avec Dée. Elle
finit aussi par dévoiler les aspects étranges de la
vie de cette jolie métis qu'elle revoit lors d'un voyage à Djakarta
en 1976. Voilà un joli roman, avec le charme suranné du
passé colonial et aussi les drames qu'elle a connu avec l'occupation
japonaise et aussi l'Indépendance et toutes les crises qui
l'ont précédée. C'est joliment narré et
c'est aussi une source permanente d'informations sur cet univers
si proche et qui a complètement disparu. |
Nocturne dans Broadway, Damon Runyon,
tr M. Tadié, R.-N. Raimbault & C.-P. Vorce, « l'imaginaire »,
Gallimard.
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Le nom de Damon Runyon (1884- 1946) ne dit plus rien à personne.
Cet écrivain américain a pourtant connu un très grand
succès pendant les années trente. Il a opté pour un
genre plutôt comique où il met en scène des personnages
improbables qui hantent le quartier de Broadway à New York dans
ce qu'on appelait les « joyeuses quarante », c'est-à-dire
les rues entre la Quarantième et la Cinquième Rue où se
trouvaient les grands music-hall, les cinémas et les bars. Ses personnages
sont tous improbables et hallucinants : Mike le Noir, Benny le Youpin,
Scoodles, Dave le Dandy, Samuels les Panards. Le plus grotesque s'attache à des
situations les plus absurdes les unes que les autres. Aujourd'hui, cet
humour n'a plus de prise sur nous. Mais la collection de figures de la
pègre ou de la faune interlope de New York rappelle tout de même
un peu le petit monde de malfrats et de drogués que W. S. Burroughs
a dépeint dans Junky - ce qui n'est pas surprenant puisqu'il a vécu
dans cette ville pendant les années quarante. Rappelons que ce livre
avait été publié à l'origine chez Calmann-Lévy
en 1940.
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Le Roi de l'Amérique, Peter Stephan Jungk,
tr J. Honigmann,
Éditions Jacqueline Chambon |
P. S. Jungk s'est fait connaître par une pertinente biographie de
Franz Werfel dont j'ai gardé un bon souvenir. Après quoi
il s'est consacré au roman, la Traversée de Hudson paraissant
chez le même éditeur. Cette fois, il ne s'attaque pas à un
grand nom de la littérature, mais à une célébrités
universelle : Walt Disney.
Le grand homme est âgé et il doit se rendre dans la petite
ville qui l'a vu naître, Mareeline. Il s'y rend avec sa famille -
jamais son frère aîné n'est bien loin parce que c'est
lui qui assure la gestion de la société. Il y croise Charles
Webster, le narrateur de ce récit, qui avait été licencié des
bureaux de Disney, veut rencontrer l'homme qui l'a jeté à la
rue. Plus tard, il lui rend visite à son domicile et surprend le
grand homme en train de jouer avec un train électrique. Tout porte à croire
que la discussion qu'ils ont alors est la cause de la maladie et de la
mort de l'inventeur de Mickey Mouse.
Mais la véritable intérêt de cet ouvrage est de faire
un portrait de cet homme qui était réactionnaire, raciste,
indifférent à ses employé et surtout n'a plus été un
créateur. Se faisant passer pour un philanthrope, il n'a jamais
fait autre chose que de célébrer sa réussite. Jungk
a écrit ces pages avec beaucoup de drôlerie et aussi avec
une ironie impitoyable. Le Disney qu'il nous dépeint est un doux
monstre que le malheureux Webster nous révèle en connaissant
les pires avanies.
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Au couvent des petites fleurs,
Indu Sundaresan,
tr. Sylvie Cohen, Michel Lafon. |
Indu Sundaresan s'en explique en fin de volume : ce recueil est né d'une
commande en vue d'un ouvrage sur Seattle où elle vit à l'heure
actuelle. Mais, n'écrivant que des romans qui évoquent son
Inde natale, elle n'a pu écrire que des histoires ayant un lien
avec ce pays. Ce qui unit tous ces récits, ce sont les contradictions
extrêmes qui existent dans le sous-continent indien. Certaines sont
terribles, d'autres absurdes. Le premier d'entre eux relate l'histoire
d'une jeune femme qui vit aux États-Unis et qui reçoit une
lettre d'une soeur indienne. Celle-ci l'a élevée quand elle était
petite dans couvent où sont recueillis des orphelins ou des enfants
abandonnés. Elle a été recueillie par un couple d'Américains
aisés. Cette soeur Marie-Thérèse lui parle de sa mère
et lui apprend qu'elle est très malade. À mesure qu'elle
lit cette longue missive, elle découvre que la religieuse est sa
propre mère. Un autre nous raconte l'existe d'un jeune couple. Chandar
espère un fils de tout son coeur et se préoccupe peu des
sentiments de sa femme, Meha. Un fils finit par naître et ils le
prénomment Bikaner. Ce dernier se révèle vite d'une
grande cruauté. Ses parents doivent quitter leur terre et travailler
en ville. Ils se sacrifient totalement pour ce fils qui se montre ingrat,
surtout quand il découvre avec effroi que son père est le
concierge de la banque où il travaille. Devenus âgés,
ses parents se suicident pour ne pas faire obstacle à sa carrière
et sans doute aussi à cause de leur immense chagrin. Un autre encore
est épouvantable : c'est celui où une jeune épouse
de douze ans est obligée de suivre son mari dans la mort, alors
que le rite du sati est aboli depuis 1829. L'écrivain nous fait
découvrir cette Inde aux mille facettes et aux mille tragédies
née d'un conflit permanent entre les traditions et une modernité envahissante.
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En français dans le texte |
Œuvres complètes, Arthur Rimbaud,
édition établie par
André Guyaux avec la collaboration
d'Aurélia Cervoni,
Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard. |
Kafka, Proust, Rimbaud : voici trois auteurs adulés et tellement
aimés de tous qu'ils courent le risque d'en être étouffés à tout
jamais.
Les antisémites les plus acharnés ont adoré Proust.
Les plus grands écrivains du XXe siècle ont
lu et discuté les textes de Kafka, de Borges à Nabokov,
de Sartre à Camus, de Blanchot à W. G. Sebald,
de Bataille à Primo Levi, de Claudio Magris à Elias
Canetti (pour ne citer qu'eux), sans parler de Deleuze et
Guattari, sans parler des petits marquis de la littérature
et des légions d'universitaires qui en ont fait leur
chose.
Quant à Rimbaud, il a été élevé à la
dignité de légende. Et cette légende
n'est pas dépourvue de conséquences, certaines
pouvant être nocives. Cette édition, bien meilleure
que la précédente, il faut le souligner, le
prouve. Le Rimbaud auteur de poésies et de quelques
textes en prose ne fait qu'un avec le Rimbaud trafiquant
d'armes.
Depuis les travaux d'Alain Borer sur son voyage au Harar,
il est devenu la poésie incarnée, la poésie
sans mots, sans vers, sans pensée - l'expression
exaltée et presque mystique d'une essence. Dans ce
volume, on trouve toute la correspondance qui a trait aux
affaires désastreuses de celui qui se présentait
comme un « agent de commerce de français ».
Bien sûr, on lit avec intérêt les pages
qu'il a adressées au directeur du Bosphore égyptien
qui les a d'ailleurs fait paraître dans sa publication
en août 1887. C'est la relation d'un orientaliste
qui se veut à la fois espion, anthropologue et géographe.
Certaines lettres sont d'ailleurs tout à fait intéressantes
car elles décrivent le monde où il évolue.
Mais celles qui tirent la somme de ses opérations
hasardeuses l'emportent. Sa fin pitoyable à Marseille
et le délire précédent sa mort fait
songer aux phrases insensées prononcées par
Kafka les dernières heures de sa vie.
Au fond, l'historien a vaincu le lecteur qui apprend par
coeur « Le Dormeur du val » ou même ces « Voyelles » que
Jean Ristat, dans le Théâtre du ciel (à paraître
sous peu chez Gallimard) a tenté de déchiffrer à sa
manière - en poète, non en savant d'opérette.
Rimbaud ne peut pas ne doit pas être distinct de son
existence, aussi piteuse soit elle en fin de compte, mais
son oeuvre doit exister en soi et pour soi et tout le reste
ne sert qu'à lui donner consistance et un ancrage
dans le temps
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Les Essais, Montaigne, adaptés en français moderne
par André Lanly, « Quarto », Gallimard. |
La politique éditoriale des éditions Gallimard laisse parfois
perplexe. La prestigieuse bibliothèque de la Pléiade vient à peine
de faire sortir de presse une nouvelle édition des Essais de Michel
de Montaigne pour que la collection « Quarto » nous propose
une autre édition de Montaigne, en français moderne cette
fois. Et ce n'est qu'une réédition, puisque Champion avait
proposé cette version entre 1989 et 2002. Je ne dis pas qu'une édition
accessible au profane n'était pas nécessaire. Mais cette
rivalité au sein de la même maison (ce n'est pas la première
fois que cela arrive) est bien déconcertante. Si l'un publie quelque
auteur, l'autre l'imite aussitôt. Mais si l'un refuse un écrivain
(comme ce fut le cas, hélas, pour la réédition des
oeuvres d'Italo Svevo), le second lui emboîte le pas. Cela aurait-il
fait rire Montaigne ?
Les Essais ne constituent pas un récit ou une
suite de récits. C'est l'archétype du
livre de chevet qui traite de mille sujets avec le plus
grand arbitraire. C'est une autobiographie intellectuelle
qui ne se délivre pas comme une totalité cohérente,
mais comme mille fragments qui ont pour seuls liens
et unité un style et un état d'esprit.
Et chaque partie n'est pas exempte de surprise. J'ai
relu, puisque l'occasion m'en était offerte,
le chapitre intitulé « Sur les livres ». À ma
grande honte, je ne me souvenais même pas que
c'est là que l'auteur fait l'apologie de la langue
vulgaire (comme l'avait fait Dante avant lui), « langue
qui permet à tout le monde de parler de ces oeuvres
et qui semble démontrer que leur conception et
leurs desseins sont également vulgaires » (« ils » sont
ceux qui formulent des « critiques hâtives »).
Voilà qui conforte les intentions pédagogiques
de M. Lanly et qui, simultanément, en marque
les limites. Mais c'est surtout dans ces pages qu'il
fait état de la « faiblesse de son intelligence » et
de son absence de mémoire. Précaution
de style ou ultime vanité ? En tout cas, Montaigne
se remet en cause et nous remet en cause du même
coup.
Ensuite, on se rend compte qu'il n'aime pas beaucoup
ses contemporains, ni même ses prédécesseurs
en dehors des Grecs et des Latins : seuls Boccace, Rabelais
et Jean Second trouvent grâce à ses yeux.
Il n'a pas perçu la beauté de l'Arioste
: pour lui, la poésie se résume à Virgile,
Lucrèce, Catulle et Horace. Voilà qui
est bien ennuyeux pour nos lecteurs « modernes » qui
ne latinisent plus ! Montaigne avoue lire plutôt
de la philosophie et encore plus les historiens. Au
fond, Montaigne nous conseille de nous remettre aux
humanités classiques et que la connaissance du
grec ancien ne serait pas un désagrément
intellectuel. |
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