Le gris est par conséquent
une couleur qui, dans ses compositions récentes, a une fonction
fondamentale pour l’entendement de sa démarche. :
elle introduit une clause déroutante dans les arrangements
scénographiques qu’elle instaure dans ses créations.
Celles-ci impliquent du même coup l’apparition d’un
sentiment majeur -, un sentiment qui n’est pas spleenétique à proprement
parler, mais néanmoins empreint d’une douce et tendre
mélancolie. À mesure qu’elle progresse dans cette
relation intense et parfois conflictuelle entre les tableaux monochromes
et les tableaux d’inspiration « lyrique » -
une confrontation qui est l’essence de son œuvre –,
on se rend compte, pour ces derniers, qu’elles tendent souvent
vers le gris. Ce gris changeant apparaît comme l’expression
la plus forte de son désir de trouver un moyen terme entre
des tonalités fortes, parfois tranchées, qui sous-tendent
des émotions fortes et sensuelles. Mais il faut aussi y voir
un déplacement de son questionnement artistique. En effet,
ces toiles laissent pressentir une tendance au dépassement
de langages en apparences inconciliables. D’une part, elle
s’oriente de plus en plus dans le sens d’une monochromie
pure. Cette dernière se caractérise par une insistance
appuyée sur la matérialité de la surface picturale.
Elle s’avère sans cesse plus épaisse, rugueuse,
irrégulière et en appelle à des sensations tactiles.
Ce faisant, Mariantonietta Sulcanese s’éloigne de la
plupart des doctrines précédentes sur la couleur débarrassée
de toute forme et de toute construction architectonique qui repose
sur un refus de la matière et donc d’une tierce dimension.
Le relief qui lui tient à cœur est une façon
de rendre le pigment coloré à la fois minéral
et vivant, ce qui ne constitue un paradoxe qu’en apparence :
c’est d’abord un artifice et, ensuite, ce ne sont que
des impressions qu’elle veut faire éprouver à l’œil
et à l’esprit et celles-ci sont de plusieurs natures
simultanément. D’autant plus que cette surface, chaque
fois diverse et modelée par le mouvement du pinceau, qui y
dessine des lignes, souvent des courbes. Il se peut enfin que la
matière se craquelle et se fendille,
se creuse ostensiblement ou s’incurve de façon imperceptible :
c’est ce que révèle un polyptique tel que Quattro
versi di luce (2008). De la matière « vécue », éprouvée
dans la chair, ressentie par les sens mis en éveil, l’artiste
passe dans un des volets de son ensemble à sa représentation
intersidérale. Ce n’est plus tant ce qui est perçu
et éprouvé par le truchement des instincts et des émotions
qui renvoient à l’expérience sensorielle – celle
de la vue, cela n’est que la plus stricte évidence,
mais aussi du toucher (son émergence, loin d’être
indifférente, invite irrésistiblement à tendre
la main pour y glisser les doigts et caresser la surface de la paume),
comme si la peinture avait été préméditée
pour un aveugle – qui s’affirme comme étant primordial,
mais les rouages complexe de ses effets et de ses conséquences.
La mise en place de ce jeu à la fois physique et cérébral
s’adresserait d’abord au corps puisqu’il exige,
pour entrer dans l’œuvre de plain-pied, l’exercice
des facultés sensorielles, sans le renfort de la conscience,
de la mémoire et de l’intelligence, sans le secours
de la raison. Mais cela nécessite aussi des mécanismes
plus obscurs qui sont intimement liés à l’aventure
de l’art et à sa manifestation. Ils engagent le corps
autant qu’une l’abstraction mentale. Et, en fin de compte,
c’est l’esprit qui affabule ce rapport aux sens, en rendant
si prégnantes et si présentes ces impressions à fleur
de peau. La combinaison de plages colorées souvent autonomes
engendre des tensions tonales, qui se traduisent par des accords
ou des dissonances, des mélodies ou, plus rarement, à des
stridences. Les terres ocres, plutôt d’un orangé terrestre
que d’un jaune poudreux, d’un rouge carminé plutôt
que du pourpre de la tunique du Christ dans les retables du début
de la Renaissance, ces bleus et, bien sûr, ces blancs et ces
noirs sans compromis et pourtant dépourvus de dureté,
forment des résonances de facture musicale. L’ouïe
est à son tour convoquée. Tous ces accords et toutes
ces ruptures d’accord tendent à des harmonies plastiques
et donc sonores au figuré. Elles sont sans cesse perturbées
par l’entrée en scène d’éléments
plus ou moins contrastés ou ennemis. La perfection – qui
serait la conclusion d’une construction savante et désincarnée
des juxtapositions chromatiques – n’est pas ce que recherche
notre peintre. En tout cas pas cette perfection-là, uniquement
fondée sur la connaissance des liens qui unissent et désunissent
les primaires et les complémentaires, qui organise avec méticulosité et
parcimonie les complicités évidentes entre les moindres
nuances du spectre. Ce vers quoi elle s’oriente est plus sophistiqué et
forcément plus risqué : elle a la ferme intension
de circonscrire un théâtre étrange et fascinant
de la picturalité où plusieurs scènes se déroulent
sur des plans ambivalents de tableau en tableau où jamais
la couleur n’agit pour son propre compte, mais en fonction
d’autres couleurs qui lui sont contraposées.
Il existe de nombreuses toiles de Mariantonietta Sulcanese où la représentation
de l’univers céleste se propose comme une cosmologie. Celle-ci se
propose comme une déflagration, un monde qui paraît naître
dans un orage libérant des lignes comme des éclairs, des striures
blanches, des nuées en extension. Sinon ce sont des pluies de couleur
qui traversent l’espace comme dans L’incantesimo del giallo (2008) :
dans cette œuvre, c’est le rouge qui domine avec des traces de noir,
de gris et des bandes irrégulières de jaunes. Dans Il canto
delle sirene, de la même année, les bandes verticales sont
plus régulières et plus serrées – beaucoup de blanc,
de noir, du jaune, du bleu et du rouge avec plus ou moins d’intensité.
En sorte que la toile donne le sentiment d’un ruissellement où domine
une fois encore le gris, le blanc et le noir. Dans Frammento, les bandes
longilignes sont parfois minces, parfois plus larges. La peinture est un larmoiement
métaphysique où surgissent de petites formes incongrues ressemblant à des
bourgeons ou à de minuscules efflorescences, qui sont comme une signature.
Avec
le temps, l’art de Marianronietta Sulcanese s’épure,
mais ne perd rien de ce qui a fait jusqu’alors sa vérité :
un passage constant de l’ambitieux désir de dire ce qu’elle
recèle en elle par le seul biais de la couleur à celui,
tout aussi élevé, de séduire et d’ensorceler
par des arrangements de formes qui figurent son microcosme, avec sa
dynamique et également ses douleurs et ses craintes. Ce va-et-vient
est la règle de base de sa démarche artistique et elle
a le mérite de bâtir un monde d’artifices linéaires
et chromatiques qui n’a nulle part son équivalent.
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