Ses œuvres les plus récentes
marquent un tournant décisif, qui n’est pas le fait
d’une rupture dans sa procédure de travail, mais plutôt
un développement et même un brusque élargissement
de son champ d’investigation. Il se traduit par l’introduction
inattendue d’un volume qu’on pourrait qualifier de sculpture,
mais seulement dans une mesure relative. En, effet, ces œuvres
en trois dimensions sont la projection d’un dessin qui apparaît
sur plusieurs de ses toiles. Elles représentent toujours un
cœur, stylisé à l’extrême, qui peut
faire penser au divan en forme de lèvres fardées de
Man Ray, surtout dans le cas du Il cuore dei santi (A) :
sur une toile monochrome rouge, dont les irrégularités
de la surface peinte sont palpables, une forme oblongue, rouge elle
aussi, se découpe dans la partie supérieure du tableau.
Sur le sol est posé un cœur très « abstrait »,
tout à fait irréel – l’idée d’un
cœur humain qui, par juste retour des choses, donne une signification
particulière à la forme inscrite à la surface
lui faisant écho. Ce cœur est en réalité le
leitmotiv qui sous-tend le cycle des Il cuore dei santi.
Celui-ci rappelle aussitôt la manière de figurer le cœur
du Christ dans l’imagerie religieuse classique, dans des compositions
où se dévoile une silhouette humaine plus ou moins
précisée ou alors dans cette magnifique œuvre
bordée de part et d’autre de bandes larges et chacune
diverse de l’autre, d’un autre noir, d’une intensité moindre,
presque d’un gris saturé. Ici, une multitude de cœurs
tracés de façon schématique, tous noirs, d’une
autre qualité que le fond, à l’exception d’un
seul qui est exécuté dans une teinte beaucoup plus
claire. Dans une toile verticale, entièrement occupée
par deux genres de rouges, cette idée de cœur donne
l’impression d’être reliée à la partie
inférieure du plan, du même coloris, par un cordon ombilical
ou une coulée de sang qui, virtuellement, devrait remplir
la surface de la peinture. Dans un polyptique fait de dix toiles
rectangulaires de dimensions égales, cinq toiles sont des
variations monochromes rouges (dans la rangée du haut), et
les cinq autres, celles de la rangée du bas, sont frappées
chacune d’un cœur gris – ces cœurs étant
disposés dans des positions chaque fois différentes.
Quand on se retrouve devant Sentieri di luce, on voit un
cœur étiré et rose, traversé par de fines
bandes jaunes alors que, dans le fond noir, flottent des formes de
petite taille (pas une ne ressemble à la suivante) dans l’espace
obscur.
Deux réflexions s’imposent à nous. La première est
que ce cycle est une méditation sur le rouge et sur le noir (en particulier
dans cet ouvrage étrange s’il en est que l’artiste a appelé In
omnia sæcula sæculorum, avec cette efflorescence indicible émergeant
des ténèbres profondes qui sont constellées de cœurs
noirs dans un champ chromatique associant des bruns foncés qui jouent
des harmonies graves avec le noir). Dans Nel segno del rosso, qui est
cette fois un monochrome à la surface tourmentée et qui fait naître
plusieurs types de rouges en fonction des mouvements et des impulsions de la
main, avec tous ses sentiments contrastés et la trace de gestes nerveux
et impulsions et d’autres, plus appliqués, peut être considéré comme
le la de ces variations très libres sur un thème précis,
celui des trois couleurs clefs du Moyen Age avec le blanc et le noir. La seconde
concerne ce cœur qui ressemble à une figure héraldique que
son auteur s’est inventée en lui donnant un aspect et une facture
qui n’appartiennent qu’à lui. Mais Mariantonetta Sulcanese
ne s’est pas laissée enfermer dans un système forme ou symbolique
qui reposerait sur des déclinaisons infinies à partir d’un
petit nombre de choix chromatiques et emblématiques. C’est ce prouve
avec éclat Dalla luce della materia alla materia della luce :
le tableau est d’un gris clair et bleuté, traversé horizontalement
par une fente noire au dessin inégal, alors que le cœur « sculpté » repose
sur le sol en constituant un contrepoint saisissant avec l’œuvre
accrochée au mur. Les titres de la majorité de ces œuvres
jouent un rôle déterminant dans la création de ces derniers
mois : l’allusion théologique est évidente. Mais il
est impossible de faire la part des choses – si elles ont bel et bien affaire
avec la foi catholique ou avec l’histoire de l’art ancien où les
sujets religieux étaient de règle, puisque les artistes exécutaient
des commandes pour des églises, des monastères, des Scuole,
comme c’était le cas à Venise. Cette ambiguïté est – c’est
tout du moins ce que je crois, au risque de me tromper – cultivée
avec soin. Fait-elle
référence à la valeur symbolique des couleurs des tableaux
d’autrefois, celles du Christ, de la Vierge, des apôtres en dégageant
une dimension théologale précise ?
Ou retrouve-t-elle, au
cours de son cheminement intérieur, des réminiscences des prédelles,
des retables ou des images saintes qui l’ont profondément impressionnée
? C’est là que réside la beauté et la force de son
parcours, qui nous laisse ainsi nous interroger sans fin sur une pratique plastique
liée au langage des grands initiateurs des avant-gardes et aussi à celui
de leurs héritiers actuels, et qui pousse ses racines sensibles et intellectuelles
dans les chefs-d’œuvre des maîtres d’autrefois ?
Si c’était le cas, elle agirait sans référence précise
et immédiatement reconnaissable, mais aussi sans justification ostentatoire,
purement et simplement en manipulant des icônes, comme celle du Cœur
Sacré de Jésus. Nous nous sentons pris à dans un piège
spéculaire puisque nous sommes, que nous le voulions ou non, les dépositaires
de cette grande tradition où la plus haute élévation spirituelle
s’est ancrée parfois dans des exactions atroces et dans la corruption
de l’âme et de la chair la plus éhontée. Son œuvre
n’est pas frappée d’impureté, mais elle ne recherche
pas la mystique. Elle est en perpétuel décalage – et c’est
la raison de sa saveur – avec ces aventures croisées de l’Eglise
et de l’art.
Mont-de-Marsan, juin 2009.
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