A propos du déplacement dans
l'objet, qui crée du vide comme milieu à l'intérieur
de l'œuvre, Depero indiquait : "chaque déplacement
d'objet ou de figure, chaque pensée, rêve, intention,
vision, sera donc en étroite relation avec le milieu".
Les complexes plastiques mettent en évidence cette relation,
en particulier au niveau du vide et du déplacement des formes,
mais également entre plein et vide et le pouvoir suggestif qui
en découle. Cette relation entre le vide et le plein résulte
d'un rapprochement entre les éléments pleins et d'une
construction en plusieurs plans. Le vide lui-même se développe
dans plusieurs directions dans cette œuvre.
Le vide est à la fois une forme invisible et une forme de passage :
cette forme s'intercale entre les bandes d'une part, et elle possède
une fonction de transition entre les différentes formes du vide d'autre
part. Le vide sert à doubler, à multiplier les différentes
dimensions de l'œuvre. Depero propose une suite aux concepts de continuité des
formes développés par Boccioni, en créant des complexes
plastiques comportant un vide et animés d'un mouvement réel qui
transforme la forme du vide et lui donne plusieurs aspects. Il intègre
aussi la notion de continuité dans la transformation. La construction
de Balla Ligne de vitesse + tourbillon en fil de fer comportait
un vide complètement, et a influencé le travail de Depero dans son
complexe plastique; mais cette œuvre possède une autre vision
du vide, à travers le jeu, le fantasme, et le mouvement qui présente
un vide théâtral. La vision du vide dans ce complexe plastique
reste essentiellement une vision de plaisir et d'amusement, produite par un
mouvement mécanique.
Ici l'utilisation de mécanismes qui produisent le vide tire l'objet
réalisé vers le jouet : le vide est alors un signe de jeu, car
il agit par un effet de surprise changeante selon les choix du spectateur.
Celui-ci saisit par le mouvement l'énergie portée par ce vide,
et peut agir en choisissant le vide qu'il souhaite voir, proposé par
l'un des mouvements envisageables. Le vide est devenu signe de communication
de l'œuvre avec le public, et signe de plaisir immédiatement satisfait
par le changement. Le vide se porte ainsi à la rencontre de la société pour
nouer un dialogue avec elle et lui proposer un nouveau mode de vie et de pensée.
L'un des buts affichés des futuristes était en effet de constituer
un nouveau public pour l'attirer vers de nouveaux goûts plastiques. Depero
déclarait en effet chercher une plasticité "miraculeusement
bouleversante – l'œuvre d'art doit directement agir avec toutes
les vitalités (non pas mortalités passéistes) sur l'âme
de l'observateur". En somme, la création des formes du vide dans
cette construction fondée sur le mouvement effectif des formes pleines
vise à nouer un dialogue fondé sur le jeu avec le spectateur.
Le vide apparaît comme un élément clé de la poétique
futuriste et de la modernité artistique. L'œuvre, et le vide
qu'elle porte, deviennent mobiles et traduisent l'époque et sa machinerie industrielle
en incessante activité : le vide apparaît ainsi comme un miroir
de la société industrielle. Notamment, dans le complexe plastique
n°6 de Depero, le vide est structuré à travers des dispositifs
industriels motorisés qui produisent des mouvements ressemblant à ceux
des machines de l'industrie du tissu. Les tiges et les fils mettent en mouvement
une forme au sommet de la structure qui ressemble à un papillon ou à un
oiseau, de façon à produire des formes variées du vide
dans chaque position et chaque mouvement, à la manière d'une
marionnette animée mécaniquement. La structure du vide central
entre les éléments pleins, qui contrôlent les autres éléments
pleins et vides de la partie haute, symbolise le lieu industriel social qui
cherche à obtenir de l'individu toute une création et toute une
production de son énergie.
La séduction du développement industriel et du vide mécanique
sur l'œuvre futuriste a-t-elle conduit à confondre création
artistique et invention technologique ? Ces complexes plastiques sont issus,
d'un certain point de vue, de l'esthétisation ludique de la réalité technologique.
Le scientifique et l'artiste ont tous deux recours à la machine et aux
mécanismes; s'il existe une analogie entre la machine et l'œuvre
d'art, c'est effectivement leur procédé de construction des
formes et du vide. Severini, dans un texte intitulé Le machinisme et l'art,
indique que "tous les éléments de matière qui composent
un moteur, par exemple, sont ordonnés, selon une volonté unique,
celle de l'inventeur - constructeur, qui ajoute à la vitalité intégrale
de ces différentes matières une autre vie ou action, ou mouvement".
Dans cette citation, l'auteur futuriste suggère d'ailleurs que l'œuvre
d'art est mouvement, qui compose avec les différents éléments
plastiques les formes du vide.
Pour les futuristes, la ville moderne et le monde industriel comportent une
promesse édénique. Les mécanismes technologiques (moteurs,
systèmes à air comprimé, etc.) sont toutefois employés à des
fins artistiques : la "reconstruction de l'univers" déclarée
par Balla et Depero n'est pas envisagée comme une révolution
technologique ou industrielle dans laquelle les artistes abandonneraient leur
autonomie pour se soumettre aux développements de la société industrielle;
mais les artistes veulent réaliser "une fusion totale afin de reconstruire
l'univers en lui infusant la joie", en trouvant "des équivalents
abstraits pour toutes les formes et tous les éléments de l'univers" et
former par leur combinaison des "complexes plastiques auxquels [ils communiqueront]
le mouvement". Balla et Depero placent donc bien leur intervention esthétique
du vide dans le champ de l'œuvre d'art. L'artiste et le scientifique
sont certes des inventeurs, mais le scientifique se sert de la machine pour
produire des objets utilitaires, tandis que l'artiste se sert de la machine
dans un but de création esthétique et poétique. Depero
utilise par exemple les mécanismes pour construire un nouveau vide dans
le complexe plastique. Contrairement aux artistes du Bauhaus, qui ont pu faire
une utilisation fonctionnaliste de la transparence et du mouvement, les futuristes
n'ont jamais programmé le vide dans un but utilitaire pour l'objet.
Les artistes futuristes travaillaient le vide avec une fantaisie et une puissance
d'imagination qui développent une dimension inédite de l'esthétique
mécanique où la structure essaie de fabriquer constamment de
l'imprévisible dans les formes à travers la notion du vide, et
où le vide se pose comme une réserve de vitalité dans
l'œuvre. A la rigueur des rythmes dynamiques produits par la géométrie,
les futuristes préfèrent un aspect ludique du vide dans leurs
compositions.
Pourtant, l'utilisation du vide répond à un objectif précis
: l'artiste et le scientifique sont bien animés d'une volonté commune
pour le développement de la société industrielle, mais
l'artiste emploie des moyens de communication à destination des individus,
moyens qui de manière détournée, visent à la stimulation
des capacités d'invention et de développement. Les futuristes
ont cherché à nouer un dialogue intellectuel et sensible avec
la société. Ils lui proposent un nouveau mode de vie dynamique,
actif. Le fantasme produit également par le vide dans l'œuvre,
vise certes à amuser les individus, mais dans l'intention de stimuler
leurs facultés créatrices. Le Manifeste de la reconstruction
de l'univers avait précisément étudié ce que
devait être le jouet futuriste : il devait habituer l'enfant "à rire à gorge
déployée, (…) à l'élasticité maximum,
(…) à l'élan imaginatif, (…) à tendre et à signaler à l'infini
sa sensibilité, (…) au courage physique, à la lutte et à la
guerre". Le manifeste précise également que "le jouet
futuriste sera très utile pour l'adulte car il le maintiendra jeune,
souple, joyeux, désinvolte, prêt à tout, infatigable, instinctif
et intuitif". Les futuristes proposent donc un véritable cadre
de développement pour l'individu : leur art poursuit le but de rendre
les individus plus efficaces et plus actifs, à même de prendre
en charge le développement de la société industrielle.
L'organisation des éléments plastiques, et en particulier du
vide, tend à stimuler chez les spectateurs leurs capacités d'astuce,
d'imagination, d'invention, leur sensibilité et leur esprit combatif.
Les complexes plastiques ne participent donc pas directement, en propre, au
développement technologique et industriel : mais ce sont des facteurs
de développement à travers le vide qui dialogue avec les individus
et joue un rôle fondamentalement sensible et intellectuel.
La machine industrielle se distingue de l'œuvre d'art, dans le sens où son
utilisation est périssable, alors que l'œuvre d'art conserve une
vie autonome et produit toujours un phénomène culturel, intellectuel,
plastique, en construisant toujours un vide actif, dynamique qui se communique à l'esprit
des spectateurs.
Les recherches futuristes à travers le mouvement et le dynamisme par
les lignes de force ont transformé l'objet immobile en forme dynamique
grâce à un vide qui ouvre la forme. L'ouverture de la forme dans
l’œuvre de Boccioni Développement d'une bouteille
dans l'espace, a conduit les futuristes vers un nouvel aspect du vide
: ce vide formel a un caractère figuratif, qui révèle sa propre
forme invisible. Boccioni a guidé le futurisme vers une direction définie
par ses différents manifestes : il oriente les recherches vers les formes
dynamiques, recherches que poursuivent des artistes comme Balla et Depero à travers
le vide. Ce vide finalement est construit dans l’œuvres pour motiver,
encourager les individus et créer une solidarité sociale. Le
contact avec l'avant-garde russe de Tatline, Pevsner et Gabo, qui travaillent également
au même moment le vide et l'emploi de tiges et de fils métalliques,
est susceptible d'avoir favorisé des influences réciproques,
pour structurer leurs recherches artistiques et sociales.
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