Le vide
transparent cinétique
Dans l'œuvre de Depero le Complexe plastique est coloré moto
bruitiste simultané de décomposition en bandes.
Cette œuvre est un ensemble polychrome et mobile : trois
couches de colorations différentes se déplacent dans
trois directions différentes. Cette œuvre est composée
de plusieurs bandes rigides de tailles diverses, attachées
entre elles par des vis, qui leur permettent d'effectuer des mouvements
de rotations autour des chevilles.
Comment le mouvement cinétique de la construction transforme-t-il la
perception du vide ? Grâce à trois déplacements différents,
la forme du vide change à chaque fois à l'intérieur de
la composition, et on l'aperçoit différemment selon le côté d'où on
le regarde. Le mouvement introduit une fonction qui perturbe l'état
de repos du vide, et le rend comme un élément théâtral
qui présente différents visages, mis en scène par le mécanisme, à travers
une dynamique du mouvement. Ces mouvements pourraient être actionnés
par un mécanisme à air comprimé, que le spectateur déclenche
par un soufflet et qui provoque des mouvements soudains accompagnés
d'effets bruitistes. Mais ces mouvements pourraient tout aussi bien être
commandés par un moteur, comme le titre de l'œuvre le suggère.
Depero élabore une nouvelle création intégrant de nouvelles
possibilités de synthèse abstraite du mouvement et de la forme à travers
le vide. Malgré l'abstraction, certaines positions font penser à la
forme de l'araignée, ou d'un cheval qui galope, ou d'un oiseau en plein
mouvement d'envol. Les bandes proposent également une lecture de l'œuvre
par des lettres, ressemblant par exemple à un enchevêtrement de "M" majuscules.
Le vide est utilisé dans une perspective spectaculaire, théâtrale,
au sens du jeu et du fantasme. La structure articulée construit plusieurs
vides en fonction de la position des bandes pleines. Ces bandes de forme courbe
sont mises en différentes positions. Chaque mouvement dans cette œuvre
montre une forme du vide qui peut s'avérer le contraire d'une autre
forme, obtenue par un autre mouvement. Le mouvement qui construit la vision
abstraite d'une araignée dans cette œuvre, présente les
bandes comme des pattes; le corps est immatériel, c'est la forme invisible
du vide qui lui donne sa substance. Donc le vide construit le corps, tandis
que le plein construit les pattes. La vision du vide à travers cet animal
abstrait en mouvement traduit l'image de la construction d'une activité,
d'un travail producteur.
Un autre mouvement de cette œuvre propose l'abstraction formelle d'un
cheval qui galope, et qui se projette vers l'avant et vers le haut. Les bandes
en plein constituent les fragments de la construction des jambes, du dos, et
de la tête dressée, alors que le vide présente un équivalent
du reste du corps, comme masse centrale invisible dans la structure. Dans cette
position arrêtée de la sculpture, la ressemblance est marquée
entre ce cheval transparent et l'œuvre de Boccioni Cheval + cavalier
+ maison : l'enchaînement des formes par courbe et contre-courbe
obéit à un principe similaire, la tête est pointue vers
l'avant, tandis que le corps plein, fragmenté chez Boccioni, devient
vide chez Depero. Une autre vision pourrait correspondre à la forme
d'un oiseau qui prend son envol. Le vide entre les bandes pleines donne l'impression
d'une flèche tirée vers le haut, et évoque la vitesse
d'un décollage, dans un battement d'ailes, l'idée de quitter
le sol, d'un départ. Ici le vide apparaît donc comme un élément
de propulsion et de vitesse d'un corps rempli d'énergie. Quelle que
soit la vision du vide donnée par les différents mouvements,
elle possède aussi un caractère spectaculaire et théâtral;
elle est analogue à un acteur sur une scène qui jouerait plusieurs
rôles.
Pour la première fois est mise en pratique une théorie d'un vide
cinétique, selon laquelle les éléments plastiques sont
doués d'un mouvement effectif et non d'un mouvement représenté.
Boccioni avait envisagé une idée semblable dès 1912 dans
le Manifeste de la sculpture futuriste, et avait réalisé la
composition Cheval + cavalier + maison dans cette intention : articulée,
la composition constituée de différents éléments
permettait une modification mécanique de sa structure. Mais Boccioni
n'avait pas intégré le vide dans cette œuvre en mouvement
articulé.
Le manifeste de la Reconstruction futuriste de l'univers de
1915, par Balla et Depero, insiste en particulier sur les mouvements
de type giratoire. Y est envisagée la gamme des mouvements de
rotation : "Rotations : 1. Complexes plastiques qui tournent
autour d'un axe (horizontal, vertical, oblique). 2. Complexes
plastiques qui tournent sur plusieurs axes : a/ dans le même
sens avec des vitesses variées; b/ en sens inverse; c/ dans
les mêmes sens et en sens inverse." Sans cet inventaire
analytique, Depero dans un travail préparatoire intitulé Complexité plastique – jeu
libre futuriste – L'être vivant artificiel daté de
1914 avait déjà énoncé le principe d'une
plasticité "continuellement en mouvement" et "transformable".
Mais il tente d'élaborer des solutions complexes à travers
le vide dans des structures décomposables et par des articulations
dont le cinétisme est irrégulier et excentrique. L'articulation
est facteur de création de la forme du vide; en effet, tous
les éléments plastiques étant liés deux à deux,
chaque mouvement en un point de l'œuvre crée un enchaînement
des modifications, et la forme du vide qui en résulte est nécessairement
complexe.
Depero effectue ses recherches précisément sur la nouveauté du
dynamisme plastique, ce qui le conduit à représenter les possibilités
infinies du mouvement de la forme à travers le vide. Il réussit
avec facilité le jeu de la décomposition des volumes, et trouve
la solution formelle pour traduire l'idée de la présentation
de plusieurs visions dans la même œuvre. Il va jusqu'à représenter
le mouvement par un vide transparent qui apporte une solution absolument originale
pour la lumière au cœur de l'œuvre. La présence de
la lumière est un élément fondamental de la construction
résultant du vide : L'artiste fait en effet de la lumière un
des centres de la perspective rayonnante de l'œuvre, avec les centres émotionnels.
Il déclare : "la perspective lumineuse qui, elle aussi, est un
problème, consolide la structure du cadre dynamique : la perspective
de la lumière est une loi incontestable". Dans cette œuvre
de Depero le vide est peut-être le plus représentatif du Manifeste
de la reconstruction de l'univers parmi les œuvres reproduites.
En effet, Balla et Depero reprennent en partie le texte de ce dernier, qui
se prononçait résolument "Contre la plastique 1. Statique
2. Opaque 3. Incolore 4. Lourde" en précisant qu' "il est
extrêmement urgent de la violemment détruire 5.Fixe – sur
piédestals ou autre soutien 6. De matière unique et stable 7.
Sérieuse – monotone 8. Silencieuse 9. Très fétidement
funèbre – arbitraire et expérimentale". Les deux artistes
proposent une plasticité "TRES TRANSPARENTE Nécessité vitale
pour la vitesse volatilité où l'on perçoit le drame plastique
tous les éléments qui concourent au complexe plastique se devinent
transparents construits oui, mais non analysés avec une horrible matière
lourde incolore morte tout apparaît et disparaît très léger
impalpable". L'outil du vide, en tant qu'élément créatif,
a permis à Depero d'adopter les observations scientifiques pour ses
propres compositions. L'artiste se sert de la mécanique et des observations
scientifiques sur le mouvement et le cinétisme, pour trouver une nouvelle
forme transparente.
Il suit l'exemple de Léonard de Vinci dans ses recherches en adaptant
la science à la construction d'objets et de jouets. La visualisation
des formes du vide est structurée par le mouvement auquel travaillait
Depero. Elle participe également au souci d'unir la science, l'art et
le jeu. La création du vide chez Depero provient de la construction
du mouvement et de sa dynamique, à travers le mécanisme mis en
place. Dans un premier temps existe un vide originel, celui qui existe fortuitement
par l'assemblage des formes pleines, à un moment donné. Dès
que le mécanisme se met en mouvement, un vide se crée, par une
expansion des formes, et un autre vide se rétracte, par le repliement
d'autres formes. Le vide, enveloppé par le mécanisme, s'adapte
donc au mouvement; il reste en permanence en vitalité, potentiellement
prêt à être transformé. C'est la création
de chaque nouvelle forme du vide qui donne la relativité entre la stabilité du
vide et son expansion.
Le vide peut se présenter sous une forme stable, quand le mécanisme
est immobile, ou instable quand le mécanisme est en mouvement. Dans
tous les cas, le vide dans cette œuvre est infidèle au mouvement
unique : la forme du vide porte la stabilité d'une forme fixe, et l'instabilité d'une
forme en mouvement. Ce vide est donc dans cette œuvre un signe de l'imagination,
du fantasme, d'échange avec les formes pleines; le vide protéiforme
change le signe car sa construction possède un caractère élastique
qui traduit une vision fantasmatique.
Depero prend la suite des recherches futuristes, en particulier celles menées
et envisagées par Boccioni dans ses nombreux écrits fondateurs,
spécialement ceux qui traitent de l'objet et du mouvement. Celui-ci
déclarait que "le dynamisme est l'action simultanée du mouvement
caractéristique particulier à l'objet (mouvement absolu) et des
transformations que l'objet subit dans ses déplacements en relation
avec le milieu mobile ou immobile (mouvement relatif). Il n'est donc pas vrai
que la seule décomposition des formes d'un objet soit dynamisme".
Dans le complexe plastique transparent de Depero, le mouvement réel
construit le dynamisme du vide en tant que milieu intérieur de l'œuvre.
L'artiste a ainsi transformé la notion de milieu de l'objet de l'extérieur
vers l'intérieur. Le vide est devenu le milieu intérieur de l'œuvre.
Et comme cette construction possède plusieurs mouvements dynamiques,
nous pouvons parler de milieux vides différents. Ces milieux vides intérieurs
sont créés grâce à la transformation que l'objet
subit dans ses déplacements. Une certaine communication est créée
entre le milieu intérieur de l'œuvre et le milieu extérieur.
Le dynamisme créé par la décomposition des formes n'étant
pas suffisant selon Boccioni, Depero utilise la décomposition pour créer
un vide dynamique supplémentaire. La déformation et la décomposition
de l'objet sont continuelles, selon les principes énoncés par
l'artiste dans ses écrits : l'œuvre futuriste doit être "continuellement
en mouvement", et "transformable"; elle peut ainsi créer
elle-même son propre milieu vide dans son intériorité.
Ce vide peut être une identité personnelle de la structure. Comme
il y a plusieurs mouvements, il existe plusieurs identités dans la même œuvre.
|