Valérie Pavia :
fantômes que fantômes ou les miroirs secrets
D’autant que chez Valérie Pavia le temps vidéographique
n'est jamais perçu comme le temps filmique. Il change de registre,
il se "démultiplie". Il est capable de suggérer une
longueur infinie dans sa brièveté même. On peut alors
parler d’une "image-durée". Celle Gilles Deleuze explore
et définit dans ses deux livres sur le cinéma. Le temps du
vidéo-film renvoie à un autre temps fictif qui n'a rien à voir
avec une temporalité. Il s'agit de plans de disjonction. Il catalyse
des montées de l'invisible, de l'insensible qui ne peuvent qu'être
rendus visible et sensible de par la création de cette image en bleu
cristal.
Elle ne prétend pas "singer" un temps réel
que, généralement, les films concentrent - en n'en retenant
que les moments "forts" et apparemment significatifs - pour des
raisons de rythme narratif. A l’inverse l’image bleu cristal
réfracte ou diffracte un réel, un « réel-temps » en
le démultipliant. Le film-vidéo n'est plus un miroir social
ou psychologique. Il crée des fractures par rapport à l’image
elle-même comme par rapport au monde. L’artiste crée une
ascèse, l'épure de l'épure. Et il n’est pas jusqu’à la
personnalité de l’ « actrice » à ne
pas interférer dans la perception de l'image afin que chaque spectateur
laisse son imaginaire habiter l'univers créé par l'oeuvre".
Fantôme, l'actrice n'en reste pas moins la clé de voûte
et d'ouverture de l'univers de la créatrice. Au fantôme de l’une
renvoie celui de l’autre.
Ce caractère fantomatique que doit incarner l’actrice ne renvoie pas seulement à la nostalgie. L’actrice est l’image "incarnée" d’un devenir. Cependant à travers son bain de monochrome bleu l’actrice n'est plus le vecteur d'une présence concrète à l'image. Elle devient le catalyseur digne de donner corps à une nouvelle perte. Valérie Pavia se confond dans l’image avant de s ‘y fondre avec un minimum de signalisation afin de laisser émerger quelque chose qui n'est plus de l'ordre de la présence mais de l'ordre de la dilution. A la fameuse formule déjà présente chez Molière où Harpagon annonce : "j'ignore où je suis, qui je suis » l'actrice doit faire ressentir une autre absence-présence : celle d'un hypothétique "si je suis" que Beckett émet dans son « Malone Meurt ». Valérie Pavia propose une expérience des limites. L’actrice incarne et désincarne la réalisatrice. Devenant son fantôme elle en propose un portrait sublimé. De la forme constituante de la visibilité l’on passe à une paradoxale faculté de renoncement.
L’actrice Valérie Pavia possède la lourde responsabilité de suggérer par sa présence une paradoxale disparition. Elle doit donner l'impression qu'elle n'est plus « à » l'image mais « d e » l’image. Mais la réalisatrice parvient à toucher la représentation de l'impossibilité. Parfois jusqu’à une étrange visibilité. Par exemple dans le traitement de sa bouche sous la forme vaginale et presque pornographique (mais drôle aussi par le jeu de grimaces). Elle devient le dernier lieu où le regard vient butter. Elle sort quasiment du registre humain en une suite d’actions articulées/désarticulées. On pense soudain à ce que Pol Bury écrit dans Les horribles mouvements de l'immobilité : "la bouche en ses gros plans est étrangère au film ce qui le rend sans doute un peu triste"… Il n'est plus question de contact ou d'intimité. Valérie Pavia crée un nouvel espace de l'Imaginaire. Le rêve et le réel se réfléchissent l'un dans l'autre dans un lieu d'indiscernabilité. Le « personnage » se trouve assujetti à des sensations visuelles ou sonores qui ont perdu leur prolongement moteur. Il est tel qu’il se rêve et tel qu’il est rêvé par la créatrice elle-même. Dans cette image fascinante le spectateur ne connaît rien d'autre qu'une suite d'attitudes corporelles. Elles témoignent d'une absence-présence. Valérie Pavia crée une substance visible, un bord du visible, où la dissolution du corps et de l'être, dans ce qui n'est qu'une virtualité d'image par l'essence même du média choisi, est portée au plus haut point. Fantôme que fantôme. Il n'existe plus d'évidence de l'image mais ce que Didi-Huberman nomme son "évidement". Celui-ci calme l'oeuvre et l'apaise. De tels films-vidéo surprennent par leur audace. Ils demandent de la part du spectateur un effort créateur N'est-ce pas là le propre de la création et son paradoxal fiat lux?
Jean-Paul Gavard-Perret