De nos jours, tout le monde fait de la photographie. Banalisation d’un
outil et d’une pratique qui accumule les clichés.
Pourtant rares sont les Photographes. Ceux là qui savent choisir un
point de vue, comprendre une lumière, saisir « l’instant
propice », exploiter les arcanes du tirage, etc.…, qui
savent porter un regard singulier sur les réalités du monde,
ceux là sont des photographes. Car cette technique qui permet de figer
le réel devient alors un acte créateur capable de renouveler
notre connaissance du monde.
Plus rares encore ceux, celles capables de dépasser les cadres catégoriels
fixés par les nécessités des conventions. Oser franchir
les frontières. Border line…
Il est alors pertinent de se demander si Esther SÉGAL est « photographe » au
sens que l’histoire a accepté depuis les inventeurs du XIXème
siècle.
Se contenter de « photographie » ? Ce serait peu
dire, voire agir en censeur, que réduire les pratiques d’Esther
SÉGAL à ce mot de convention, à une simple catégorie
technique. Ce serait falsifier ses propositions éminemment plastiques
dont on constate qu’elles débordent sans scrupules les classifications
habituelles.
Photo, peinture, écritures, dispositifs, sérialité laissent
perplexes, seule chose qui se puisse nommer, le Noir. Non pas tonalité funèbre
pas plus qu’obscurité stérile ou… mais Noir, sa
propre tension créative abordée avec franchise et intelligence
sensible…
Noir ? On songera à Soulages. Pourtant ce noir est autre, venu
d’ailleurs pour inscrire un propos.
Lumière noire du photographique. Nulle trace de lumière, Photo-graphie
s’écrit autrement (s’écrie autrement), selon une
dimension spécifique.
Beckett annonçait le « noir clair », ici c’est
l’émergence d’une gamme des nuances d’un noir, toujours
lui-même, que la contiguïté des multiples coups de poinçon,
l’écume vierge d’embruns des cumulus renversés,
l’arrêt d’une pliure imprévue… fait varier.
- Noirs. Paysages. Cendres noires des grèves de Ténériffe,
souvenirs des convulsions qui ne cessent d’agiter la planète,
orages de lapilli pompéiens, poussières basaltiques, grains
d’hématites brisées, scintillements d’eaux fortes
abstraites, nuées ardentes déposées telles des sédiments
sacrificiels, alluvions riches de devenirs, qui viennent s’incruster
dans les secrets de la rétine.
-Noirs qu’aucun vide n’obstrue. Grains de lumière épars-pillés,
sables poudreux : « Tu arraches un grain de sable et toute
la plage s’écroule… » écrivait Michaux.
Granulations reprises des bijoux funèbres des tombes étrusques.
- Noir. Le « Négatif » s’offre au regard
comme éminemment Positif. Lumière d’éclipse saturée
de silences qui permet d’aiguiser la lecture d’une page à l’autre.
- Série sans fin, infinissable, infinie… où se repèrent
des composants choisis pour leur valeur plastique, ET pour leur résonances émotives.
- Ciel vertical subvertit les masses nuageuses.
- Ecritures de poinçon qui inventent le paradoxe d’un Braille
visuel pour rendre (en vue de) sensible les noirs de l’aveuglement
chers au poète.
- Pliures. D’une page, l’autre s’installe un récit
confus qui ne peut trouver sa fin qui serait une « chute » de
Mort.