(extrait de la revue Laura, n° 9, avril-juin 2010)
Lorsque je
proposai à Maude Maris, lors de l’entretien qui
a préludé à l’écriture de cet article,
d’intituler ce dernier « L’inhabitable »,
elle m’apprit que ce mot figurait dans ses notes relatives aux Maisons
noires. Cette conjonction d’idée démontre que, dans le
cas présent comme ailleurs, l’intelligence de l’art réside
bien dans la transmission (plutôt que la « communication »)
d’idées ; et que bien que l’œuvre d’art
déborde toujours les significations qu’on veut lui prêter,
elle porte en elle un point nodal autour duquel l’artiste et le critique
peuvent s’accorder.
Emergence d’un motif
Des maisons, on en trouve déjà dans la peinture de Maude Maris, dans les paysages composites qu’elle élabore à partir d’une banque d’images collectées sur Internet, parmi des enrochements aux allures tout à fait artificielles et d’autres éléments inidentifiables ; des maisons entières, à demi ruinées ou en chantier. Le projet pictural de l’artiste semble consister à nous faire entrevoir l’artificialité de notre espace construit ; un projet servi par une manière ne permettant pas au regard d’ « accrocher » : « ma peinture est un acte de lissage, de disparition des détails » écrit-elle dans un texte qu’on peut lire sur son site Internet. Dans sa pratique du dessin, elle a progressivement isolé cet élément, pour aboutir à la série des Maisons noires. Les maisons de Maude Maris sont irrationnelles. Monolithiques ou labyrinthiques, les proportions incongrues, la difficulté à distinguer des niveaux d’élévation, la distribution illogique des ouvertures, parfois l’absence de toit, les rendent invivables. Par ailleurs elles semblent faites d’un matériau unique, sombre, de ce noir avec lequel le mélancolique est aux prises. David Watkin, après Nikolaus Pevsner, a suggéré que l’architecture était affaire de moralité : « Viollet-le-Duc, Morris, Berlage, Frank Lloyd Wright, Le Corbusier ont tous cru que leur travail était généré par une honnêteté envers les matériaux, ils ont toujours travaillé dans des styles différents et immédiatement reconnaissables. L’idée que ce qui distingue un objet d’un autre n’est pas le style mais la moralité a été nettement établie par Pevsner qui affirma que « des matériaux et une technique hypocrites » sont immorales. ». Plutôt qu’ « immorales », de par leur absence de concession à toute forme de fonctionnalité, les maisons de Maude Maris seraient amorales, en ce sens qu’elles sont indifférentes à l’humain. Ainsi elles ne sont pas ce « premier univers », ce « non-moi qui protège le moi », ces lieux rassurants dont parle Bachelard dans sa Poétique de l’espace (un ouvrage auquel l’artiste fait référence) : non pas des maisons à investir, à habiter, mais des lieux de la mémoire où se trouveraient relégués l’impensable, le traumatisme, le tabou, les fantômes. Des mausolées en somme. Ces bâtisses, au contraire, nous aliènent, nous jettent dehors, font de nous des errants, nous obligent à nous arracher au foyer pour nous confronter à ce que nous aimerions tenir hors de celui-ci. « Les philosophes ne manquent pas qui « modifient » abstraitement, qui trouvent un univers par le jeu dialectique du moi et du non-moi. Précisément, ils connaissent l’univers avant la maison, l’horizon avant le gîte » : ces « philosophes » dont parle encore une fois Bachelard, trouvent leur homologue dans le voyageur deleuzien, le voyageur de la « pensée du dehors » : « qui est parvenu ne serait-ce que dans une certaine mesure à la liberté de la raison ne peut rien se sentir d’autre sur terre que voyageur, pour un voyage qui toutefois ne tendra pas vers un but dernier car il n’y en a pas. Mais enfin, il regardera les yeux ouverts à tout ce qui se passe dans le monde, aussi ne doit-il pas attacher son cœur à rien de particulier, il faut qu’il y ait en lui une part vagabonde, dont le plaisir soit dans le changement et le passage ».