C’est un nomade. Jamais assis sur ce qu’il a trouvé. Lorsque Van Gogh confie à Théo : « je veux peindre une toile de jaune et de vert », c’est un désir, il ne sait pas ce qu’il va chercher, jusqu’où il devra chercher. Encore moins ce qu’il va trouver. Vite ou difficilement. Cézanne, non plus, quand il entreprend le portrait de Vollard. Après cent quinze séances, il l’abandonne et déclare : « Je ne suis pas mécontent du devant de la chemise. » Une si longue lutte pour dire, enfin, quelque chose de la vérité de Cézanne dans cette sorte de blanc singulier du devant de la chemise. Je pense à ce qu’écrivait Grégoire de Nysse à propos d’Abraham nomadisant au long de l’Euphrate : « C’est précisément parce qu’il parlait vers un pays inconnu qu’il savait qu’il était sur la bonne route. »
C’est le trait le plus flagrant d’un vrai créateur (et
qui m’a frappé depuis des années, chez Bruno Macé)
d’être sans trêve poussé en avant, jusqu’aux
extrémités du déséquilibre, jusqu’aux glaces
du silence. A peine a-t-il lâché sa toile, qu’il espère
: la prochaine sera meilleure. Demain, peut-être, ma grande oeuvre.
Sinon, il s’arrêterait. C’est Titien et Michel-Ange, tous
deux à près de quatre-vingt dix ans, encore acharnés
l’un à peindre, l’autre à sculpter une dernière
Pietà. C’est Renoir, les pinceaux attachés par des bandelettes à ses
mains douloureusement tordues par l’arthrite qui n’en finit pas
de chercher, avec ses paysages et ses filles fruitées, les accords
de couleurs les plus frémissants et pulpeux. « Veilleur,
où en est la nuit? » Comme ces contemplatifs retirés
du monde et qui s’y veulent par l’oraison, passionnément
présents, consacrés à maintenir une lumière sur
la terre, l’artiste-créateur, médiateur, intercesseur,
dissipe les ténèbres. Par ce qu’il a puisé au
plus lointain de ses profondeurs, il savoure ce que le monde contient de
beauté. Et l’Humanité, de
grandeur. Quand, dans sa solitude, il nous fait le don de soi, il nous fait
le don de nous-même à nous-mêmes. Il jette de la lumière
sur notre propre mystère, le mal et le bien, la peur, la haine, ce qu’on
souffre, ce qu’on désire, ce qu’on aime ; toutes ces révélations
qui font l’homme debout.
Toute oeuvre d’art suspend le temps, notre fatalité. Elle élargit ma liberté intérieure, donne l’envole aux oiseaux que je tenais en cage. S’il est vrai que Dieu est la profondeur de nous-mêmes, l’artiste est le révélateur de ma divinité.
Francis MAYOR
Paris 1992 Directeur de la rédaction de Télérama